25/03/2003 Texte

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« Une guerre longue mettrait les régimes arabes dans une position difficile »

Le Temps : Comment voyez-vous la situation, après cinq jours de guerre?

Antoine Basbous : Nous sommes dans une phase très délicate. Deux logiques contradictoires sont à l'œuvre: si les Etats-Unis utilisent tout leur potentiel militaire pour éliminer les poches de résistance irakienne qui sont apparues – et ils le peuvent sans doute – ils prennent le risque de provoquer des dommages matériels et humains chez un adversaire avec lequel ils souhaitent collaborer à l'avenir, et donc de se priver d'un capital latent de sympathie au sein de la population. S'ils ne l'utilisent pas, ou insuffisamment, ils prennent le risque de prolonger la guerre, ce qui est dans l'intérêt de Saddam Hussein.

– Pensiez-vous que l'armée irakienne se battrait comme elle semble le faire?

– Il n'était pas possible de l'exclure. Mais on ne connaît pas l'amplitude réelle de cette résistance. Les troupes anglo-américaines ont parcouru 500 km en moins de cinq jours dans le territoire irakien, en faisant peu de victimes de part et d'autre, ce qui est assez remarquable. Le vrai défi est encore devant elles. Si elles laissent se mettre en place une dynamique de résistance dans la garde républicaine de Saddam, faute d'un résultat visible et rapide de leurs opérations qui aurait incité les officiers à rendre leurs armes et à rentrer chez eux, on en arriverait à une situation dangereuse d'enlisement. Saddam Hussein apparaîtrait comme l'homme à la baraka capable de tenir tête à la plus formidable armée du monde, l'espoir changerait de camp, le monde islamique se rengorgerait de fierté et tout cela prolongerait l'incertitude quant à l'issue.

Je n'ai guère de doute que les Etats-Unis vont gagner cette guerre mais dans quelles conditions, avec combien de morts et de dégâts? Hier, les Irakiens ont marqué des points, au moins du point de vue de l'image. Montrer des prisonniers, montrer un hélicoptère abattu fait son effet de la part d'un régime que l'on donnait pour prêt à se rendre.

– Un hélicoptère tombé au sol suffirait à changer l'état d'esprit d'un peuple?

– Non, bien sûr, mais l'image est de la plus haute importance pour le moral de toute la région. Il est possible de détruire une poche de résistance avec deux passages d'avions convenablement armés. Mais après, si la haine et le ressentiment s'installent, comment reconstruire, et avec qui? A ce stade, je pense que Donald Rumsfeld sera obligé d'envoyer un supplément de troupes pour pouvoir combattre cette résistance sans mettre trop en danger l'environnement civil. Je suis en tout cas surpris pour l'instant du peu de morts du côté irakien. Il y a nettement un souci de préserver les chances de l'avenir.

– La population civile irakienne ne manifeste rien, on dirait plutôt qu'elle se terre.

– Le régime est devenu très agressif avec les dissidents, sans doute a-t-elle encore peur, ne sachant pas comment vont tourner les événements. Mais les divisions existent, sur lesquelles peuvent tabler les Etats-Unis. Que vont faire les chiites? Rester neutres, jouer la carte nationaliste irakienne, se rebeller contre ce qui reste du régime? Un débat très vif a lieu entre les mollahs. Et l'Iran a beaucoup à dire puisque c'est chez lui que se trouve l'armée chiite anti-Saddam, les brigades Badre. Pour l'instant, la carte n'est pas encore jouée.

– Comment réagit l'opinion dans les autres pays du Proche et Moyen-Orient?

– Elle est évidemment très sensible au moindre mouvement de la guerre, qu'elle a tendance à vivre en termes de «eux» (les Américains) et «nous» (les Arabes). Elle est complètement séduite par l'intifada diplomatique de Jacques Chirac, qui a osé dire non aux Etats-Unis alors que les régimes arabes ont cédé devant eux. Chirac représente un succédané à l'impuissance de leurs gouvernants, qui se trouvent embarrassés par la position française. Si la guerre devait se prolonger, ces régimes devraient donner des gages à leurs populations, comme Kadhafi qui a pris la tête d'une marche anti-guerre dans son pays pour faire oublier ses propres impérities.

– L'Arabie saoudite est particulièrement mal prise.

– Elle vient de mettre discrètement l'aéroport de Aaraar, près de la frontière Nord avec l'Irak, à disposition des Etats-Unis. Grâce à cette base, les colonnes ont pu gagner la moitié du chemin vers Bagdad par rapport à un départ du Koweït. D'autre part, la société saoudienne est en plein chamboulement. Le prince héritier Abdallah a probablement donné son feu orange, ou vert, à toutes les réflexions qui sont faites depuis six mois en public sur l'éducation, sur les femmes, sur le 11 septembre, dans les cercles libéraux. Un colloque s'est même tenu il y a quelques jours à Riyad sur ces thèmes, avec des prises de position très audacieuses.

Certes, Abdallah est seul. Tous ses frères continuent dans la tradition monarchiste absolue selon laquelle tous les Saoudiens appartiennent à la famille royale, et ne peuvent donc jouir d'un jugement autonome. Une victoire rapide de l'entreprise anglo-américaine lui serait favorable.

Quant aux islamistes, des divisions apparaissent dans leurs rangs : les partisans de Ben Laden prônent le takfir (l'excommunion passible de la peine de mort immédiate) et le djihad, et s'inscrivent dans une guerre sainte active contre les Américains. Tandis que les wahhabites traditionnalistes, s'ils mobilisent, c'est à la façon passive de rebelles en chambre, qui ont un plafond au-dessus de leur tête.

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OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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