02/04/2003 Texte

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«Al Jazeera sert aux téléspectateurs arabes le plat qu'ils attendent»

Antoine Basbous juge partiale la couverture du conflit par les télés arabes

Les Américains accusent al Jazeera de véhiculer la propagande du régime irakien. Une accusation fondée selon vous ?

Al Jazeera répond aux attentes de ses consommateurs arabes. Elle leur sert le plat qu'ils désirent. Elle n'est donc pas exempte de parti pris. La chaîne d'information donne ainsi largement la parole aux dirigeants irakiens; elle n'accorde que peu de place aux opposants du régime, tels les Kurdes, et contribue, notamment à travers des clips montrant un Saddam Hussein fier et menaçant, à alimenter le rejet de l'intervention anglo-américaine, qualifiée par les journalistes «d'invasion». Al Jazeera montre en fin de compte l'image biaisée d'un pays résistant uni derrière son leader, gommant au passage toutes les atrocités commises par Saddam Hussein. Je tiens toutefois à préciser que les médias américains ne sont pas nécessairement plus objectifs. La plupart d'entre eux soutiennent aveuglément la politique de l'administration Bush. Fox News est ainsi devenue la chaîne du Pentagone. Ces prises de position partisanes tranchent avec l'attitude des télévisions européennes qui font pour la plupart preuve de nuance dans leur couverture des événements en cours.

Quand al Jazeera montre des prisonniers américains apeurés et blessés, ne va-t-elle pas toutefois trop loin ?

Oui, mais là encore, elle n'en fait pas plus que ses homologues américains qui ont diffusé à l'époque des images des prisonniers taliban à Guantanamo et plus récemment celles des premiers prisonniers irakiens. Personne n'a protesté alors pour dire que c'était contraire à la convention de Genève.

N'est-ce pas paradoxal que ce soit une chaîne qatarie qui exacerbe ce patriotisme arabe alors que le Qatar accueille sur plusieurs de ses bases militaires des soldats américains ?

Oui. C'est une illustration de la schizophrénie arabe et particulièrement de cet Émirat. Il s'est transformé en porte-avions de l'armada américaine et pour se racheter de cette «trahison», cherche via sa télévision à coller au plus près de l'opinion publique arabe.

Quelles pourraient être les conséquences à moyen terme de l'émergence de ces télévisions offrant un regard arabe sur les événements ?

Je pense que ça peut alimenter d'un côté le patriotisme arabe et de l'autre l'islamisme dans la mesure où certaines chaînes, par leurs raccourcis et leurs partis pris, donnent l'impression que c'est l'islam qui est agressé. Et puis sans doute aussi que cette vision contribue à renforcer la haine de l'Amérique mais il ne faut pas identifier Saddam aux Arabes ni Ben Laden aux musulmans.

Haine de l'Amérique ou de l'Occident ?

De l'Amérique. Et dans une moindre mesure de la Grande-Bretagne. La position critique de plusieurs pays européens et du pape a permis d'éviter d'envisager ce conflit comme un affrontement entre un Occident chrétien et un monde arabe musulman.

Y a-t-il des nuances dans le traitement entre les trois chaînes «tout info» ?

Oui. al Jazeera est de loin la plus influente, à la fois par son professionnalisme, par ses moyens et par son expérience. Al Arabiya est toute récente et n'a pas encore une ligne éditoriale très claire. On a un peu l'impression que chacun de ses journalistes défend sa propre politique. Quant à Abu Dhabi TV, sa marge de manoeuvre est limitée par le fait d'être le produit d'un régime conservateur qui connaît ses limites.

Vos réserves sur la couverture de ce conflit ne vous empêchent pas de vous réjouir de la création d'al Jazeera...

Effectivement. Car cette chaîne a brisé bien des tabous dans le monde arabe, par exemple en invitant des Israéliens à s'exprimer sur ses ondes. Elle a apporté une bouffée d'oxygène dans un paysage médiatique figé où l'information se résumait le plus souvent à évoquer les défilés et réceptions auxquels assistaient les dirigeants. De ce point de vue, al Jazeera a en quelque sorte rattaché le monde arabe à la modernité.

© La Libre Belgique 2003

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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