13/10/2003 Texte

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Les trois principaux théâtres du conflit irakien

La bataille d'Irak se déroule simultanément sur plusieurs théâtres d'opération, dont deux exogènes à ce pays. Le premier se passe aux Etats-Unis mêmes: en effet, une rude bataille a longtemps opposé le Pentagone, influencé par les néo-conservateurs et animé par un certain «idéologisme conquérant», au Département d'Etat qui a continué à prôner en Orient, même après le 11 septembre 2001, une politique américaine classique mais plus musclée. Pour sortir de cette situation, le président Bush vient de trancher en rapatriant le dossier à la Maison-Blanche et en le confiant à sa conseillère pour la Sécurité nationale.

A ce duel au sein de l'Administration vient s'en greffer un autre, sur la place publique cette fois, et qui est lié à la campagne présidentielle. En effet, le plus prometteur des candidats démocrates, le général Wesley Clark, persiste à remettre en cause la stratégie de l'Administration Bush en l'accusant de vouloir élargir le champ de bataille à d'autres pays voisins de l'Irak. Le général Anthony Zinni, le prédécesseur de l'illustre général Franks (qui a conduit l'offensive américaine en Irak au printemps dernier), s'exprime lui aussi, sans aucune visée élective, pour condamner la campagne d'Irak et pour réclamer la démission de plusieurs hauts dirigeants du Pentagone. Tout porte à croire que ces deux bras de fer vont continuer à rythmer la campagne présidentielle qui s'engage. Peut-être iront-ils même jusqu'à mettre au jour les motivations profondes de la campagne d'Irak menée en réaction aux «raids» du 11 septembre.

Le deuxième théâtre du conflit irakien se situe à New York, au siège des Nations unies, où de sérieuses divergences transatlantiques sont apparues, dès l'année 2002. Autant les attentats du 11 septembre ont déclenché, au sein de la communauté internationale, une solidarité sans faille – elle s'est traduite par l'aval donné à la réplique visant à détruire le régime des talibans en Afghanistan – autant la campagne d'Irak n'a rencontré que résistances, notamment de la part de certains Etats conduits par la France. L'opposition de Paris a été telle qu'elle a entraîné la constitution d'un axe Paris-Bruxelles-Berlin-Moscou, bien déterminé à contrer les plans de Washington. Cet activisme diplomatique, dont la France a pris la tête, s'est également exercé en Afrique ainsi qu'en Amérique du Sud. Il a eu des retombées extrêmement fortes sur la délégitimation de la campagne américaine en Irak, en plaçant d'emblée les Américains en porte à faux vis-à-vis des pays arabes et islamiques. La Turquie, au gouvernement islamiste fraîchement élu, ne pouvait faire moins que l'axe conduit par Paris, en refusant le transit des troupes américaines par son territoire.

Mais le conflit déploie sa véritable dimension en Irak même, pays littéralement exténué par le sang versé et la souffrance endurée sans discontinuer depuis une génération. Les troupes de la coalition se heurtent à une opposition armée double: d'une part celle des baassistes-saddamiens nostalgiques de leur passé «glorieux», et, d'autre part, celle des islamistes venus de partout pour rééditer en Irak leur exploit passé en Afghanistan contre l'Armée rouge. Ils veulent «faire de l'Irak l'Afghanistan des Etats-Unis», en rééditant le scénario qui a acculé autrefois l'Union soviétique à la défaite.

Force donc est de constater que la disparition des deux fils et héritiers de Saddam n'a pas freiné les actions armées contre les forces de la coalition. Ce qui finalement peut laisser supposer que seule l'élimination de Saddam parviendrait à couper court aux rêves de restauration du régime baassiste.

Sur le terrain toutefois, l'heure est plutôt à la désillusion. On est surpris de voir se multiplier les petites manifestations dans le triangle sunnite – ne réunissant certes, pour l'instant qu'un nombre minime d'Irakiens – d'où surgissent les portraits de Saddam. Les forces de la coalition rencontrent aussi une opposition armée, dont Washington se serait bien passé. En engageant cette campagne d'Irak, les Etats-Unis avaient rêvé d'une dynamique vertueuse: l'installation d'un gouvernement stable et progressivement démocratique, se propageant, telle une onde de choc, à l'ensemble des pays voisins, en faisant vaciller les dictatures les unes après les autres. Or, le succès militaire, s'il a été remporté en Irak au bout de trois semaines, a en fait été vite terni par une après-guerre mal préparée et mal engagée. C'est précisément cette impéritie américaine qui est en train d'inverser la dynamique de succès du 9 avril dernier, marqué par la chute du régime baassiste.

Par conséquent, six mois après la fuite de Saddam, on peut constater que c'est la version la moins positive qui l'emporte: les armées de la coalition ne parviennent ni à mettre de l'ordre dans le pays ni à contrôler les frontières de plus de 4000 km. Leur porosité facilite l'infiltration des candidats au «djihad universel». Ainsi, plus de 3000 Saoudiens auraient franchi la frontière irakienne; leur tâche est d'autant plus aisée que les tribus de Ounaïsa et de Chammar occupent les deux versants de la frontière. Quant aux combattants étrangers arrêtés par les forces de la coalition, ils représentent une majorité de Syriens et une vingtaine de membres d'Al-Qaida.

De surcroît, les Américains ont du mal à satisfaire les Irakiens, qui plaçaient tant d'espérance en eux. De fait, les Irakiens restent sur leur faim et commencent à en vouloir à ceux qu'ils avaient initialement tant remerciés pour les avoir débarrassés de leur dictateur. En voulant «débaasiser» le régime de Saddam, les Américains ont en réalité induit l'effondrement de toute l'administration. C'est pourtant ce vide qu'il leur faut tenter d'assumer, et qui explique l'extraordinaire difficulté qu'ils rencontrent à gérer eux-mêmes les infrastructures du pays.

Autre handicap majeur qui se profile: l'invalidation rapide de l'argumentaire avancé par les Américains pour justifier la guerre. A ce jour en effet, l'existence d'une quelconque relation entre Ben Laden et Saddam Hussein n'est toujours pas avérée, la présence d'armes de destruction massive prêtes à l'emploi l'est encore moins. Les conclusions provisoires de la commission présidée par David Kay sur la recherche, finalement vaine, des armes de destruction massive en Irak en témoignent. Pour autant, le problème du devenir de ces armes, celles-là même qui ont été importées par Saddam, utilisées contre les Kurdes irakiens et contre l'armée iranienne, et dont une partie seulement a été démontée par les inspecteurs de l'ONU, reste entier: où est donc passé le solde de ces armes?

La campagne d'Irak se révèle beaucoup plus coûteuse que prévu. Bien que les Américains aient les moyens de remporter le succès, seront-ils prêts à en payer le prix? Etant donné le coût exorbitant des opérations et la réticence de la communauté internationale à les soutenir, ils seront obligés d'appeler des réservistes afin de les envoyer en Irak, et d'endosser les coûts humains et financiers qu'implique cette mesure. Mais que deviendrait le contingent américain en Irak si le président Bush n'était pas reconduit lors des présidentielles de 2004? L'Amérique a-t-elle suffisamment de souffle pour poursuivre son expédition irakienne jusqu'à la réalisation de l'objectif proclamé? Quant aux intérêts américains dans l'or noir, ils sont d'une importance cruciale. Imaginons qu'elle soit expulsée de cette région, l'Amérique perdrait son influence sur des pays qui détiennent plus des deux tiers des réserves pétrolières mondiales. Est-il probable que les stratèges américains envisagent une seule seconde une telle hypothèse? S'il est vrai que depuis quelques années, l'Amérique privilégie ses approvisionnements en Amérique latine, en Afrique centrale et en Russie, elle ne saurait renoncer si facilement à ces sources inestimables d'or noir.

L'interaction entre ces trois théâtres du conflit irakien influencera l'issue de la confrontation. Cependant, pour avoir libéré le pays de son dictateur, Washington ne peut prendre le risque d'un retrait précipité, qui à n'en pas douter, plongerait l'Irak, puis tous ses voisins, dans un chaos indescriptible. L'Europe aurait à en subir les conséquences, notamment pour sa sécurité et ses approvisionnements pétroliers. Le désengagement prématuré d'Irak créerait une dynamique de «talibanisation» des pays de la région, et permettrait le triomphe de Ben Laden, s'il est encore vivant, ou tout au moins de sa mouvance.

Dernier ouvrage paru: L'Arabie saoudite en question. Ed. Perrin, 2003.

© Le Temps, 2003. Droits de reproduction et de diffusion réservés.

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