29/01/2005 Texte

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“Il y a un fort risque d’éclatement de l’Irak”

Liberté : L’Irak va organiser ses premières élections pluralistes sous le régime d’une occupation étrangère. Quelle légitimité peut avoir un tel scrutin ?

Antoine Basbous : Ce sera le premier scrutin pluraliste du pays. Mais il souffre, en effet, du fait qu’il se passe sous l’occupation et grâce à l’occupation. Toutefois, sans l’éviction de Saddam Hussein, il n’y aurait jamais eu de listes multiples. Sous son régime, 100% des électeurs étaient inscrits et 100% des électeurs votaient pour lui ! Donc le scrutin de dimanche ne sera certainement pas parfait. Mais il aura une légitimité bien supérieure à ceux qui se déroulaient sous la dictature.

L’obstination des États-Unis de tenir ce scrutin dans un contexte de violence ne traduit-elle pas leur souhait de voir légitimée l’occupation ?

Les États-Unis ont fait régulariser l’occupation par une résolution de l’ONU. Ces élections constituent la pierre angulaire d’un État qui pourrait un jour devenir démocratique. Ce que l’on observe, c’est que lorsqu’une dictature tombe, après avoir exercé un pouvoir absolu dans des sociétés plurielles qui n’ont pas connu la démocratie comme l’Irak, il y a un fort risque d’éclatement du pays. C’est ce qui menace l’Irak de demain.

Sur quel taux de participation peut-on miser ?

Le taux de participation sera élevé, mais pas significatif. Il y aura une forte participation des Kurdes et des chiites, mais les sunnites sont menacés de mort par Al-Zarqaoui et les partisans de Saddam. Ce qui me fait peur, c’est que la participation des sunnites soit très peu significative, à cause de la terreur annoncée. Ce qui comptera, c’est la ventilation de ce taux. Le triangle sunnite tout entier compte moins d’habitants que le quartier d’Al-Adhamiyah à Bagdad ! Tout dépendra donc de l’ampleur de la terreur qui s’exercera le 30 janvier.

La guérilla possède-t-elle les moyens de perturber de manière significative les élections ?

La guérilla a recours au terrorisme, aux kamikazes, aux véhicules piégés, aux tirs aveugles et ciblés et aux enlèvements pour empêcher cette alternance. Cette partie des sunnites, entraînée par un criminel étranger à l’Irak, Al-Zarqaoui, veut monopoliser la représentation de toute la communauté. Or, les sunnites ne sont pas tous de cet avis-là. Encore moins l’ensemble des Irakiens.

Une forte participation des électeurs signifiera-t-elle un désaveu de la guérilla ?


Si les sunnites participent de manière importante, cela désavouera le groupe d’Al-Zarqaoui et les baâthistes. La participation des chiites et des Kurdes sera certainement forte. Il sera très important de connaître le véritable taux de participation chez les sunnites. Mais quelle que soit son importance, il sera éclipsé par l’ampleur du bain de sang qui risque de marquer cette élection qui n’est pas sans reproche, mais qui sera le premier pas dans une hypothétique tentative de construire une démocratie en l’Irak.

Est-ce qu’on peut envisager des représailles ultérieures d’Al-Zarqaoui contre les électeurs qui vont se mobiliser comme cela s’est passé en Algérie où le GIA avait lancé une campagne de massacres dans les quartiers et les villages qui n’avaient pas suivi son appel de boycotter l’élection présidentielle en novembre 1995 ?

Al-Zarqaoui ne cache pas ses intentions ; il menace tous ceux qui vont participer aux élections et les qualifie déjà d’apostats. Avec lui, il y a les partisans de l’ancien président Saddam Husseïn. Al-Zarqaoui envoie des kamikazes, mais ce sont les anciens officiers de Saddam qui bombardent au mortier. Les Américains devraient peut-être demander conseil auprès de l’armée algérienne pour savoir comment faire pour aboutir au divorce entre le tandem Zarkaoui/Baâth et la population, à l’instar du divorce constaté entre le GIA et ses anciens soutiens en Algérie.

Présenter les sunnites comme les partisans du boycottage et les chiites comme ceux de la participation et de l’occupation n’est-ce pas une simplification d’une situation en réalité plus complexe ?

Les Irakiens ne sont pas pour l’occupation de leur pays. Mais si, aujourd’hui, les forces de la coalition quittent l’Irak, ce sera le bain de sang assuré.
Il faudra d’abord construire des forces irakiennes pour relever celles de la coalition. Cette logique est acceptée par les chiites, les Kurdes et une partie des sunnites.

Une domination du nouveau pouvoir en Irak par les chiites peut impliquer un rapprochement avec l’Iran. Cela est-il souhaitable pour les États-Unis ?

C’est une question très complexe. D’abord on ne connaît pas la proximité exacte entre l’Iran et le courant le plus représentatif des chiites en Irak. Dans la liste soutenue par l’Ayatollah Ali Sistani (la plus haute autorité chiite), il y a beaucoup de contradictions entre la présence d’Abdelziz Al-Hakim et celle de Chalabi, par exemple. Il y a beaucoup de questions qui vont surgir demain. Si les ayatollahs irakiens prenaient le pouvoir et le confisquaient au nom de l’argument démographique, il n’y aurait plus d’alternance possible et l’Irak éclaterait. La grande menace sur l’Irak est donc l’émergence d’une majorité religieuse qui ne laissera pas place à l’alternance. Il faut qu’il y ait des panachages dans les listes électorales, de sorte qu’elles soient nationales et non pas communautaires.

Quelles que soient les conditions du déroulement de l’élection, elles vont donner naissance à un nouveau gouvernement. Quelle sera sa marge de manœuvre face aux États-Unis ?

Ce gouvernement ne sera pas “fabriqué” sous l’autorité de Paul Bremer (l’administrateur américain) et de Lakhdar Brahimi. Il sera issu des urnes — fussent-elles malheureusement sanglantes — et aura plus de légitimité pour représenter les Irakiens que l’actuel gouvernement intérimaire. Il faut reconstituer une légitimité populaire en passant par la consultation des Irakiens.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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