Liban: un nouveau gouvernement pour «sauver les meubles»
Après dix mois d’impasse politique, le Liban s’est enfin doté samedi 15 février d’un nouveau gouvernement. À sa tête, le nouveau Premier ministre Tammam Salam, qui a nommé 24 ministres dont certains issus de partis diamétralement opposés comme le Hezbollah chiite et la coalition « du 14 mars ». Le nouveau gouvernement libanais parviendra-t-il à dépasser ses propres contradictions ? Décryptage avec Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes.
JOL Press : Samedi 15 février, le Liban s’est doté d’un nouveau gouvernement après 10 mois de blocage. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ?
Antoine Basbous : Parce que le Liban est atteint d’une maladie politique rare : le « sida politique », c’est-à-dire un manque d’immunité politique, puisque la plupart des dirigeants libanais attendent les instructions de Téhéran, de Damas ou de Riyad pour agir. Tant que ces capitales n’étaient pas disposées à donner le feu vert pour former un nouveau gouvernement, celui-ci ne venait pas. Le Liban est miné par cette faiblesse structurelle et ce déficit d’immunité par rapport à l’étranger. Au lieu de servir les seuls intérêts du Liban, beaucoup de dirigeants se laissent téléguider par « remote control » depuis l’étranger. On dirait que les élites ont perdu le Nord !
JOL Press : Les 24 ministres qui composent le nouveau gouvernement sont issus de partis politiques et confessionnels opposés : Hezbollah chiite, coalition du « 14 mars »... Un tel gouvernement peut-il tenir ?
Antoine Basbous : Ce gouvernement manque de cohésion parce qu’il comprend des personnalités et des partis radicalement opposés. Théoriquement, il a vocation à durer trois mois, c’est-à-dire jusqu’aux prochaines élections présidentielles. Il n’est pas certain que ces élections présidentielles aient lieu avant le 25 mai, date de la fin de mandat de l’actuel président Michel Sleiman. Ce gouvernement peut donc avoir vocation à durer plus longtemps, réunissant en son sein toutes les contradictions de la scène politique libanaise.
JOL Press : Ces contradictions ne vont-elles pas faire imploser le gouvernement ?
Antoine Basbous : L’implosion peut intervenir à tout moment. Par exemple, si Téhéran ou Riyad changent de position, le gouvernement à Beyrouth sera en difficulté et pourra imploser. Il faut regarder la réalité en face : les capitales étrangères pèsent énormément dans la politique intérieure libanaise. La guerre civile-régionale en Syrie implique les plus radicaux des barbus sunnites et chiites, les uns au service de Riyad et les autres aux ordres de Téhéran.
JOL Press : Quels seront les principaux défis pour le gouvernement dans les semaines qui arrivent ?
Antoine Basbous : La situation au Liban est calamiteuse, que ce soit au niveau des fondamentaux liés à la souveraineté, au niveau de l’économie ou encore de l’ingérence de partis libanais dans les conflits régionaux.
Le Hezbollah, par exemple, a décidé d’intervenir militairement aux côtés du régime de Bachar Al-Assad en envoyant ses miliciens combattre la rébellion syrienne avec les pasdaran iraniens [corps des Gardiens de la révolution islamique, ndlr] et autres milices chiites internationalistes, sans demander l’autorisation du gouvernement libanais dont il faisait et fait encore partie. Le Hezbollah agit comme s’il était l’incarnation de la souveraineté libanaise, comme s’il pouvait décider de tout sans avoir à consulter les autres parties libanaises. N’oublions pas que le Hezbollah avait déjà décidé, en 2006, d’une guerre avec Israël sans s’en référer au gouvernement libanais dont il faisait partie. L’implication du Hezbollah dans le conflit syrien est donc un défi majeur, puisque cette implication a provoqué l’arrivée de djihadistes au pays du Cèdre, pour faire payer au Hezbollah son ingérence en Syrie.
Autre défi important : gérer ce 1,4 million de réfugiés syriens, qui représente le tiers de la population libanaise. Comment régler cette détresse qui inflige au Liban des sacrifices et des difficultés majeurs ? D’autant plus que le pays est surendetté : il connaît actuellement un endettement public représentant 135% de son PIB, c’est un record. Les réfugiés syriens constituent donc à la fois un défi humanitaire, sécuritaire mais aussi économique.
En 2013, 25 000 bébés syriens sont nés au Liban et n’ont aucun document d’identité, et plusieurs centaines de milliers d’enfants sont en âge scolaire. Comment le Liban peut-il leur fournir l’enseignement dont ils ont besoin ? Par ailleurs, ces réfugiés, faute de camps, s’installent dans les villes libanaises. C’est une voie ouverte, un appel d’air aux autres Syriens qui finissent par venir au Liban parce qu’ils pensent que la situation sera toujours meilleure qu’en Syrie, et qu’ils n’auront pas les contraintes de la vie dans les camps de réfugiés, comme en Jordanie ou en Turquie.
Les défis sont donc nombreux. Le Liban n’est pas loin d’imploser sous le poids de toutes ces contradictions et de perdre définitivement son identité et ses institutions : le Parlement avait déjà autoprorogé son mandat l’année dernière, et les dirigeants de la sécurité de l’armée, des renseignements et de la gendarmerie sont tous des intérimaires. Il va donc falloir s’entendre sur le programme du gouvernement, ce qui ne sera pas chose facile : il y aura un conflit entre les ministres qui plaideront la « distanciation » et la neutralité dans le conflit syrien et ceux qui défendront l’ingérence aux côtés d’Assad et des pasdaran iraniens. Pour l’instant, ce nouveau gouvernement sauve un peu les meubles, mais les problèmes paraissent presque insurmontables.
JOL Press : Le gouvernement libanais a-t-il perdu sa légitimité auprès de la population libanaise ?
Antoine Basbous : Les Libanais ont appris depuis 40 ans à « se débrouiller », à ne pas trop compter sur leur gouvernement. Néanmoins, ils ne peuvent pas faire autrement pour les affaires vitales comme la sécurité, l’économie, les infrastructures, les services... Ils se sont donc réjouis qu’après dix mois et dix jours de vacance, un gouvernement a été formé, qui englobe quasiment toutes les forces politiques, et place les plus radicaux autour de la table du Conseil des ministres au lieu de se retrouver face à face dans la rue.
Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press