Offensive jihadiste en Irak: quelles conséquences pour la Syrie?
Entretien avec Antoine Basbous, politologue directeur de l’Observatoire des pays arabes.
La prise de Mossoul et de plusieurs villes du nord de l’Irak par les jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) risque d’achever d’abolir la frontière irako-syrienne, déjà fragilisée par le passage de milliers de combattants et miliciens étrangers venus combattre sur le territoire syrien.
JOL Press : Selon l’ex-envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, Lakhdar Brahimi, le conflit irakien est « le résultat de l’inertie de la communauté internationale face au conflit syrien ». Que pensez-vous de ces déclarations ?
Antoine Basbous : Elles sont tout à fait justes. S’il est vrai que l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) existait en Irak avant le tsunami syrien, il est certain que le manque de réaction de la communauté internationale en Syrie a laissé le conflit s’envenimer et déborder des frontières. L’EIIL a conclu que finalement, quoi qu’il fasse, aucun acteur de poids ne viendra arbitrer ou réagir.
Par ailleurs, les sunnites irakiens étaient ostracisés par le sectarisme du Premier ministre chiite Nouri al-Maliki à Bagdad, qui a fait de l’Irak une succursale de la République islamique d’Iran. Tout cela a conduit l’EIIL à s’associer avec des forces tribales, d’anciens réseaux baassistes et officiers de l’armée irakienne de Saddam Hussein, conduits principalement par l’ancien vice-président Ezzat Ibrahim al-Douri, le seul dignitaire qui n’a pas été capturé par les Américains.
JOL Press : Une alliance entre Bachar al-Assad et Nouri al-Maliki est-elle envisageable ?
Antoine Basbous : L’alliance est déjà une réalité. Elle a permis à l’Iran d’acheminer, via le territoire irakien, armements, munitions, Pasdarans et miliciens. L’ingérence iranienne en Syrie s’est majoritairement opérée par la voie irakienne. Or, cette voie est aujourd’hui coupée, et le « croissant chiite » est brisé par le fait de cette insurrection sunnite.
JOL Press : En se positionnant contre les jihadistes d’EIIL, aux côtés de l’Irak, de l’Iran mais aussi des Occidentaux, Bachar al-Assad pourrait-il tirer son épingle du jeu ?
Antoine Basbous : Jusqu’à la semaine dernière, Bachar se félicitait de l’action de l’EIIL qui combattait ses vrais opposants, telle l’Armée syrienne libre (ASL). Il n’a jamais bombardé l’EIIL, en revanche, à chaque fois que l’EIIL était en difficulté face à l’ASL, c’est l’ASL qui recevait les bombes du gouvernement.
La semaine dernière, avec l’arrivée de chars et d’artilleries lourdes d’Irak, l’armée syrienne a commencé à bombarder les sièges administratifs d’EIIL et non pas ses forces combattantes. Donc l’EIIL jusque-là rendait un inestimable service à Bachar, mais cet allié, en s’émancipant, est devenu un adversaire qui peut être redouté.
JOL Press : Quel impact pourrait avoir l’offensive jihadiste en Irak sur la frontière avec la Syrie ?
Antoine Basbous : D’ores et déjà, la frontière a été partiellement abolie. Il y a un continuum du désert syro-irakien sous l’autorité de l’EIIL, même si à l’intérieur de cette mouvance, des divergences risquent d’apparaître. Tous les sunnites sont d’accord pour combattre Maliki et l’Iran, mais ils ne sont pas d’accord sur la nature du régime qu’ils voudraient instaurer.
L’offensive des jihadistes pourrait avoir plusieurs conséquences : les miliciens irakiens, qui combattaient aux côtés d’Assad et étaient formés par l’Iran, rentrent désormais en Irak parce que l’armée de Maliki s’effondre et il va falloir défendre les quartiers chiites. Cela pourrait donc affaiblir Bachar al-Assad.
En revanche, la proximité à laquelle nous assistons entre les Iraniens et les Américains rend service à l’alliance chiite, et pourrait absoudre le régime syrien de ses crimes et conforter éventuellement Assad comme étant un personnage plus présentable que les jihadistes.
JOL Press : Les jihadistes de l’EIIL ont attiré beaucoup de combattants étrangers, dont des Européens, en Syrie. Risque-t-on de voir aussi un afflux de combattants jihadistes en Irak ?
Antoine Basbous : C’est une certitude. La « victoire » de l’EIIL va créer un appel d’air, tous les jihadistes potentiels vont se dire que c’est une opportunité et vont courir au secours de la victoire et exercer leur jihadisme sur un territoire – situé au centre du monde islamique – large et assez riche, dans lequel ils vont pouvoir s’émanciper.
JOL Press : Les États-Unis ne sont pas intervenus en Syrie en août dernier. Pourraient-ils le faire en Irak ?
Antoine Basbous : Les États-Unis courent le risque d’être instrumentalisés par l’Iran, comme jadis ils avaient été « endormis » par les Saoudiens. Le seul mouvement qui partageait les valeurs de l’Occident était l’Armée syrienne libre. Mais en 2011-2012, plus de 100 000 officiers et soldats syriens ont déserté l’armée du régime, en revendiquant un État démocratique. Barack Obama aurait dû ordonner de les structurer et DE les soutenir pour renverser Assad et réaliser leur objectif démocratique.
Puis, quand Bachar al-Assad a commis l’irréparable avec l’utilisation d’armes chimiques, Barack Obama a reculé, alors qu’Assad avait franchi la ligne rouge tracée par le président américain en personne. Aujourd’hui, les Américains risquent d’être manipulés et de faire la guerre aux côtés – et pour le compte – des radicaux iraniens et des chiites irakiens pour combattre les radicaux sunnites, alors qu’ils ont sacrifié le principal allié syrien qui partageait leurs valeurs. Car il n’y a pas de grande différence – autre que l’art de maitriser la communication – entre les jihadistes chiites et les jihadistes sunnites.
Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press