Al-Qaida s'enracine dans un Yémen déstructuré
Les terroristes profitent des luttes de pouvoir qui désorganisent le pays pour s’imposer et nouer des alliances. Ce qui leur permet d’installer des bases arrière avec des camps d’entraînement pour fondamentalistes radicaux venant de tous pays.
Si le mouvement terroriste al-Qaida s’est installé au Yémen, ce n’est pas seulement parce que la famille d’Oussama ben Laden, à l’origine du mouvement, était native de la province d’Hadramaout au nord-est du pays. La grande confusion et les luttes pour le pouvoir qui existent au Yémen ont déstructuré le pays.
L'action des miliciens chiites contre la présidence, le 20 janvier, n’est que le dernier épisode d’un climat insurrectionnel établi de longue date dans le pays. Cette situation a favorisé l’enracinement d’Aqpa (al-Qaida dans la péninsule arabique), version moyen-orientale d’Aqmi (al-Qaida au Maghreb islamique). «Gouverner le Yémen, c’est danser sur la tête des serpents», commente Antoine Basbous, politologue et directeur de l’Observatoire des pays arabes, citant un ancien président du pays. Al-Qaida au Yémen est devenu l’une de ces têtes.
Déjà en 2000, année au cours de laquelle le destroyer américain USS Cole avait été la cible d’un attentat, l’organisation terroriste était présente dans le pays. Depuis, d’autres opérations ont été menées contre des intérêts occidentaux, notamment en 2002 contre le pétrolier français Limburg, et contre l’ambassade américaine en 2008, causant 17 victimes. Et l’organisation a créé des camps d’endoctrinement et d’entraînement qui accueillent des islamistes radicalisés pour les préparer, comme les deux frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo, qui s’y étaient rendus. Un attentat d’ailleurs revendiqué par Aqpa, ce qui conforte les conclusions des enquêteurs sur les voyages au Yémen des deux frères.
L’une des pièces maîtresses des jeux de pouvoir
Pourtant, l’existence de camps d’entraînement suppose une organisation logistique peu compatible avec les contraintes qui s’imposent à un mouvement clandestin. C’est que, précisément, al-Qaida au Yémen n’est plus tout à fait clandestin. C’est même devenu une des pièces déterminantes qui s’affrontent sur l’échiquier yéménite pour la défense d’un islam sunnite, face à la poussée des Houthis qui prônent un islam chiite.
Et selon Antoine Basbous, une troisième entité vient compliquer le jeu avec les sudistes qui veulent obtenir la sécession du pays après vingt ans d’une unification jamais consommée entre le nord et le sud. Or, compte tenu des jeux de pouvoir, «cette entité se retrouve aujourd’hui largement acquise à l’Iran alors qu’elle est de confession sunnite», précise le directeur de l’Observatoire des pays arabes.
Ce qui en dit long sur la confusion qui règne au Yémen, compliquant la traque des terroristes qui profitent de ces querelles, estime Benjamin Wiacek, journaliste pour le site Les clés du Moyen-Orient.
Cette montée en puissance d’al-Qaida a été progressive. L’organisation combattue par l’Etat yéménite a profité des conflits entre les forces gouvernementales (intégrant le parti sunnite al-Islah, émanation des Frères musulmans) et les Houthis, pour s’immiscer dans le pays par le biais des milices sunnites soutenues par le pouvoir central. Ce qui n’empêchait pas que, officiellement, le régime yéménite collaborait avec les Etats-Unis pour lutter contre l’organisation terroriste.
Car les enjeux internes au pays procèdent d’une logique avec ses règles propres, fondées sur les traditions tribales et les affrontements confessionnels qui prévalent souvent sur les impératifs de la lutte contre le terrorisme international. Ainsi en sous-main, les réseaux d'al-Qaida furent toujours très actifs, obtenant la libération des auteurs présumés des attentats contre le destroyer américain, et parvenant à réintégrer d’anciens prisonniers de Guantanamo à des postes clés de l’organisation.
De sorte qu’aujourd’hui, sous l’effet d’une radicalisation confessionnelle, on assiste à une véritable «somalisation du Yémen dans laquelle les radicaux chiites pro-Iran se battent contre les radicaux sunnite d'al-Qaida», explique Antoine Basbous pour exprimer à la fois le morcellement du territoire et la défaillance de l’Etat coincé entre toutes ces composantes.
Des conflits qui se sont radicalisés
La prise de contrôle de la capitale Sanaa par les Houthis en septembre 2014 constitue un évènement majeur qui illustre l’échec du gouvernement yéménite à pacifier le pays après la destitution en 2011 de l’ancien président Ali Abdallah Saleh. Depuis, les Houthis tentent de pousser leur avantage vers le sud et l’est du pays, dans des régions moins ouvertes aux chiites qu’au nord.
Si l’armée régulière ne peut entraver leur progression, ils se heurtent à al-Qaida dans le sud-est, là où se trouvent les installations pétrolières et gazières aux mains d’intérêts sunnites. Des richesses qui intéressent tous les djihadistes, chiites comme sunnites, même si la déstructuration de l’appareil d’Etat entraîne une baisse des productions du pays (une chute de près des trois quarts par rapport au niveau de 2000) qui, par ailleurs, n’est pas membre de l’Opep.
A ce stade, même si les Houthis ont enregistré des succès sur le terrain, les experts imaginent mal qu’Al Qaïda soient contraints de déserter le terrain. Affaibli et appauvri par l’accumulation des conflits, le Yémen va continuer à pâtir de ce chaos sur lequel l’organisation terroriste s’est construite et se développe aujourd’hui.
La situation est d’autant plus confuse que l’Iran et l’Arabie saoudite, les grands voisins du Yémen qui rêvent tous deux d’élargir leur influence dans la région, ont des stratégies complexes.
Selon l’Observatoire des pays arabes, Téhéran, qui a vu dans ces évènements une occasion de percer au Yémen, a fourni aux Houthis une aide financière ainsi qu’une expertise par le biais du Hezbollah. Mais l’Iran et l’Arabie saoudite se retrouvant côte à côte dans la coalition contre Daech en Irak, Téhéran doit ménager Riyad qui, traditionnellement, considérait le Yémen comme une chasse gardée. Et ne supporterait pas que Téhéran s’y considère en terrain conquis.
Toutefois, l’attitude de Riyad a elle-même bien changé. Depuis le retour d’Afghanistan de salafistes d’al-Qaida, le royaume saoudien a lui-même été la cible de plusieurs attentats perpétrés par l’organisation terroriste. Bien que le régime soit sunnite au même titre que ses agresseurs, Riyad «a compris qu’il était le prochain sur la liste d’al-Qaida», commente Antoine Basbous. D’où son engagement contre Aqpa.
En outre, en déclarant en mars 2014 que les Frères musulmans étaient une organisation terroriste, l’Arabie saoudite a pris ses distances avec le parti al-Islah qui soutient le gouvernement du Yémen –même si Riyad a pris soin de préciser que cette composante yéménite n’était pas concernée, remarque Laurent Bonnefoy, chargé de recherche au Ceri, dans le magazine Orient XXI.
Enfin, après la défaite des chefs de tribus soutenus par l’Arabie saoudite face aux Houthis, les Saoudiens ont perdu leurs principaux points d’appui. Autant de raisons pour que Riyad mette un terme à son soutien financier au Yémen… au moins officiellement. Car si on peut comprendre que les autorités du Royaume prennent du champ avec un gouvernement proche d’adversaires comme les Frères musulmans et al-Qaida, rien ne l’empêcherait toutefois de fermer les yeux sur des aides privées pour contrer le développement de l’influence chiite à la frontière sud de l’Arabie saoudite.
C’est dans ce contexte yéménite et en l’absence d’un pouvoir fort et structuré qu’Aqpa, qui a malgré tout enregistré de fortes pertes, poursuit l’entraînement de candidats à des actes terroristes. Narguant, par le biais de vidéos diffusées sur Internet, les pays où ses cibles sont situées. Et prospérant, dans une région géopolitiquement explosive, sur la pauvreté du pays qui pointe au 134e rang mondial pour son PIB par habitant selon le classement de la Banque mondiale.
Gilles Bridier (Slate.fr)