Les Saoudiens et leurs alliés cherchent à domestiquer le Qatar
Les tensions entre le Qatar et l'Arabie saoudite n'ont pas été aussi vives depuis plus de 20 ans. Explications avec le politologue Antoine Basbous.
Mis sous pression par l’Arabie saoudite et ses alliés, le régime qatari est sérieusement menacé par le blocus territorial et maritime que lui imposent les puissances régionales. Depuis la diffusion par l’agence de presse officielle Qatar News Agency de prises de position du cheikh Tamim al-Thani en faveur des Frères musulmans (FM), du Hamas, du Hezbollah et de l’Iran, le chef d’État qatari est sévèrement critiqué pour avoir soutenu des organisations terroristes. Une demi-heure après leur diffusion, ces déclarations controversées ont été retirées. Le ministère des Affaires étrangères qatari accuse des hackers d’avoir publié un faux entretien de l’émir. Encore des « fake news » ! L‘Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, l’Égypte, le Yémen, puis la Mauritanie et les Maldives – tous d’obédience majoritairement sunnite – ont rompu toute relation avec le Qatar, suivis ensuite par plusieurs autres pays. Jusqu’où la confrontation entre ces pays peut-elle aller ? Le politologue Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes, décrypte pour Le Point.fr les différents scénarios possibles.
Le Point : Quelle est la cause réelle de la crise actuelle entre le Qatar et un certain nombre de pays ? S’agit-il vraiment des prises de position du cheikh al-Thani du 23 mai dernier ?
Antoine Basbous : Les relations sont difficiles depuis de longues années entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn, d’un côté, et le Qatar, de l’autre. Riyad n’a jamais pardonné au père de l’actuel émir la manière dont il a pris le pouvoir en 1995. Profitant de l’absence de son propre père (Khalifa ben Hamad, NDLR), Hamad ben Khalifa s’était emparé du trône par la force. Le capitaine Barril avait été missionné, par le cheikh déchu et ses soutiens régionaux, pour le réinstaller, mais l’affaire avait fait long feu. L’émir du Qatar a, dès lors, voulu jouer dans la cour des grands pour placer son pays sur la mappemonde. Avec la création de la chaîne de télévision Al Jazeera, il a profondément perturbé l’équilibre des puissances locales. Sur le plan diplomatique, Doha a également voulu jouer sa propre participation. Ce faisant, il a déstabilisé l’ensemble des pays de la région, peu habitués à ce mode de fonctionnement. C’est cette relation de rivalité et de compétition que le Qatar paye aujourd’hui.
En 2014, le régime saoudien avait déjà rappelé son ambassadeur à Doha. S’agit-il d’une crise du même type ?
Non, c’est plus grave. Le récent voyage de Donald Trump en Arabie saoudite et le carnet de commandes faramineux avec lequel il est rentré à Washington ont donné le feu vert à Riyad et Abu Dhabi dans cette affaire. Après huit années de cauchemar avec Barack Obama, où les États-Unis s’étaient montrés plus compréhensifs avec l’Iran, au point de signer un accord sur le nucléaire, les Saoudiens tiennent avec Trump un allié de poids. Le temps des deux mandats d’Obama, Téhéran a créé des archipels chiites dans le monde arabe. Au point que certaines puissances sunnites, comme l’Arabie saoudite, se retrouvent assiégées. Pendant sa campagne, le président américain avait claironné que les Saoudiens ne payaient pas assez cher la protection que leur octroient les États-Unis. Ils ont déboursé 385 milliards de dollars lors de la venue de Trump, le 21 mai, ce qui, ramené au temps passé (la visite d’État n’a duré que trente-huit heures), représente 10 milliards de l’heure. Les Saoudiens s’estiment quittes. Ils pensent avoir les coudées franches.
Est-ce à dire que Washington lâche Doha ?
Même s’il n’a pas forcément donné une autorisation formelle au blocus, le tweet de Donald Trump, le 6 juin, dans lequel il impute le financement du terrorisme au Qatar, veut bien dire ce qu’il veut dire.
During my recent trip to the Middle East I stated that there can no longer be funding of Radical Ideology. Leaders pointed to Qatar – look! — Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 6 juin 2017
C’est un coup dur pour Doha, qui avait cru contracter une « assurance tous risques » en autorisant l’armée américaine à installer sur son territoire sa plus grande base militaire hors des États-Unis.
Cette accusation de financement du terrorisme est-elle sérieuse ?
Soyons clairs, si le Qatar est accusé de financer des mouvements qualifiés de terroristes, il en va de même de l’Iran, de la Syrie de Bachar el-Assad ou encore, jusqu’à au moins 2003 (date de plusieurs attaques kamikazes contre Riyad), de l’Arabie saoudite. Quinze des dix-neuf kamikazes composant les trois commandos du 11 Septembre étaient saoudiens. Sur le plan idéologique, le wahhabisme est la principale matrice d’Al-Qaïda et de Daech.
S’agit-il d’un nouveau printemps arabe ?
Non. Le « tsunami arabe » de 2011, comme je l’ai appelé (dans un livre paru chez Fayard, NDLR), était constitué de mouvements de révoltes populaires. Nous sommes ici dans une situation où des entités étatiques, liées à des structures tribales et très rivales, règlent leurs comptes.
Pensez-vous que la situation puisse dégénérer en conflit ouvert, malgré l’intervention du Koweït comme médiateur ?
La crise peut encore s’aggraver. Le rapport de force est très défavorable au Qatar. Ses adversaires actuels sont plus nombreux que dans les crises antérieures. La perspective du Mondial de football en 2022, dont la préparation est gênée par le blocus, le rend encore plus vulnérable. L’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis veulent clairement que le régime qatari change sa politique extérieure. À leurs yeux, c’est une grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. N’oublions pas que les Qataris sont aux alentours de 250 000, là où les Saoudiens sont près de 30 millions. Riyad veut que Doha en rabatte sur le plan international. Les Saoudiens et leurs alliés cherchent à domestiquer le Qatar, à le satelliser et, enfin, à neutraliser sa capacité de nuisance médiatique (notamment via Al Jazeera, NDLR). Soit l’émir al-Thani obtempère, soit le régime sera menacé de changer. Une intervention militaire, sous l’égide des puissances régionales, ne me paraît pas inenvisageable. Un scénario possible serait la destitution du cheikh au profit de son lointain cousin, que son grand-père avait spolié en 1972.
Dans cette hypothèse, l’Iran ou la Turquie s’interposeraient-ils ?
Je ne le crois pas. La complicité qui unit ces régimes ne vaut pas alliance. Je ne les vois pas verser du sang pour Doha.
Quel rôle la France peut-elle jouer ?
Aucun. Paris ne peut pas résoudre ce problème. Ses relations fortes avec tous les États de la région ne placent pas la France en bonne position pour dénouer cette crise. Seul Washington peut jouer le rôle d’arbitre.
Par Baudouin Eschapasse (Le Point)