09/07/1996 Texte

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Arabie, le colosse aux pieds de sable

L'attentat au camion piégé à Al Khobar, contre les bâtiments d'une base américaine en Arabie a provoqué un subit intérêt pour la contestation islamiste wahhabite, dont les acteurs sont les disciples mêmes du régime. Cette opposition a été dopée par le stationnement, depuis 1990, de forces américaines, qualifiées de forces d'occupation en terre sainte d'Islam, d'autant plus que ces forces sont venues combattre un pays frère, l'Irak.

Le succès de la technologie occidentale, et notamment américaine, le faible nombre de victimes parmi les soldats de la coalition alliée par rapport à celui enregistré dans les rangs irakiens, ont choqué les islamistes. Cette victoire a été ressentie comme une humiliation suprême de l'Islam face à la Chrétienté et comme une compromission impardonnable du régime saoudien. Depuis, l'alignement de la dynastie des Saoud sur la position de Washington a provoqué un trouble profond au sein même de la mouvance islamique légitimiste qui soutenait la monarchie. Plusieurs centaines d'oulémas et de personnalités de la société civile adressent alors un Mouzakarat al Mataleb (Mémorandum des réclamations) aux Saoud, qui la rejettent avec mépris. Puis une deuxième vague de protestations: 107 oulémas et universitaires remettent au mufti d'Arabie, Abdelaziz Bin Baz, un autre manifeste: Mouzakarat al Nassiha (Mémorandum de conseil), destiné au roi, dans lequel les signataires se plaignent que le pays soit désormais considéré comme un rassemblement de baronnies appartenant aux descendants du roi Abdelaziz, dans lequel la corruption s'installe à grande échelle... La troisième contestation s'exprime en mai 1993 avec la création d'un Comité de défense des droits légitimes (CDDL). Ce comité a été dissous, et ses sept dirigeants jetés en prison, avant que deux d'entre eux, Mohamed El Massaari et Saad El Faghilh, ne réussissent à quitter le pays et à s'établir à Londres pour mener une lutte politique sans merci contre le régime saoudien.

L'année 1994 a été celle de la rupture entre les islamistes et l'establishment saoudien. En effet, les jeunes dirigeants wahhabites, Salmane Al Aouda et Safar Al Hawali, ont été emprisonnés en septembre, avec plusieurs dizaines de cadres de cette mouvance. Ils sont toujours en détention sans avoir été condamnés par un quelconque tribunal, fût-il islamique. L'absence de communication entre la base islamiste du régime et la dynastie des Saoud ­ les deux piliers de l'Arabie ­ a déstabilisé les fondements du royaume.

C'est dans cette ambiance d'affrontement entre la mouvance la plus radicale de l'islamisme saoudien et le roi Fahd, qui vit une fin de règne difficile, que le conflit s'organise. En effet, le souverain saoudien, âgé et atteint par la maladie, a dû déléguer de plus en plus ses prérogatives à ses frères sudéïristes. Le régime saoudien vit aujourd'hui en état d'apesanteur. La question de la succession, bien qu'elle soit réglée, n'empêche pas les tiraillements de coulisse. Quelle sera la réaction du prince héritier Abdallah, qui prend le relais du roi Fahd? Par le passé, il avait marqué sa distance avec les options pro-américaines de son demi-frère, en prônant un plus grand rapprochement avec les pays arabes. A-t-il les moyens, aujourd'hui, de modifier ces options, ou bien sera-t-il tenté, tant que le roi demeure en vie, de prolonger la lune de miel avec Washington ?

Le drame de l'Arabie est que ses richesses et l'étendue de son territoire sont inversement proportionnelles à sa démographie, très faible. Avec quelque 8.000 kilomètres de frontières maritimes et terrestres, et huit voisins dont six avec qui elle a des différents territoriaux (seuls Bahrein et l'Irak ne sont pas concernés), l'Arabie, qui compte environ dix millions d'autochtones, a beaucoup de mal à protéger seule ses frontières et ses richesses. Les promesses des six pays du Conseil de coopération du golfe (CCG) en matière de sécurité et de coopération régionale ont été déçues. Le bouclier de la Péninsule, qui devait créer un corps d'armée chargé de protéger le vaste espace du CCG ­ dont les nationaux dans certains pays sont inférieurs à 20% des résidents ­ a été abandonné au profit d'une coopération théorique entre les armées des Etats membres.

Pendant les années de vaches grasses, l'Arabie achetait la paix sociale à l'intérieur en redistribuant le fruit de la manne pétrolière et en entretenant une société de consommation. Mais la chute du prix du pétrole, l'endettement excessif du pays (100 milliards de dollars), la corruption, le chômage et les dépenses somptuaires de la dynastie ont provoqué le mise en place de nouvelles taxes que les Saoudiens n'ont jamais été habitués à régler. Avec l'arrivée des années de vaches maigres, ils ont été sensibilisés par la fronde islamiste. L'ensemble de ces déséquilibres fait craindre le pire. L'opposition commence à pratiquer la violence; encore que l'Arabie n'eût connu ni les opérations kamikazes ni l'enlèvement d'étrangers, ce que redoute plus d'une chancellerie occidentale à Riyad.

Pour protéger la dynamique et les richesses du pays, les Saoud ont eu recours à la protection américaine, moyennant des contrats mirifiques et une quasi-captation des marchés stratégiques. Ils ont préféré confier leur sécurité aux Etats-Unis, première puissance mondiale, qui leur garantit la pérennité du trône. En contractant une assurance tous risques auprès des Américains, ils ont frustré la puissance irakienne, seul pays arabe voisin à pouvoir combler le vide stratégique.

L'autre grand frustré, c'est l'Iran chiite, adversaire théologique de premier ordre dont aucun sunnite de la Péninsule ne saurait admettre l'hégémonie sur les Lieux saints de l'Islam. Bagdad et Téhéran ­ deux régimes révolutionnaires ­ n'auraient pas garanti la pérennité de la dynastie. De plus, l'Iran rejette le sort d'exclu de l'échiquier régional qui lui est réservé par les Américains et la dynastie saoudienne. Téhéran se considère plus concerné par la sécurité du Golfe que les Etats-Unis, car il fait partie de la région et il est musulman, contrairement aux Américains. Pour plaider sa cause, et eu égard aux succès du Hezbollah libanais, instrument déterminant de la stratégie iranienne, l'on assiste à la profusion des Hezbollah dans le Golfe, pour lesquels le frère aîné libanais sert de guide et ouvre ses camps d'entraînement.

Aujourd'hui, après l'introduction de la violence en Arabie, l'on s'interroge sur l'évolution du terrorisme dans un Etat qui n'est pas rompu à ce phénomène, qu'il soit d'origine intérieure ou régionale.

Jusqu'à présent, l'Arabie avait financé tous les mouvements islamistes du monde, à commencer par les Afghans arabes, en partenariat avec les Etats-Unis. Il n'est pas un seul conflit impliquant des musulmans sans que l'Arabie n'eût vigoureusement soutenu les intervenants islamistes. Aujourd'hui, ses propres disciples se retournent contre elle et déstabilisent profondément ce colosse aux pieds de sable.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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