«Le Liban, très affaibli, est plus que jamais sous la coupe du Hezbollah»
TRIBUNE - Le pays du Cèdre souffre de nombreux maux qui ont permis au Hezbollah de conforter sa mainmise sur l’État libanais, argumente le politologue, Antoine Basbous.
L’année où il devait célébrer son premier centenaire dans ses frontières actuelles, le Liban vient de se déclarer en défaut de paiement et d’engager des négociations avec le FMI pour restructurer sa dette et renflouer son économie. Par ces temps de Covid-19, la nouvelle a rencontré l’indifférence des nations. Cette humiliation est l’inévitable sanction des maux structurels libanais marqués par le communautarisme, l’incompétence et la corruption d’une classe politique inconsciente des enjeux existentiels qui menacent le pays du Cèdre, maillon faible et ventre mou des conflits régionaux et de leurs répliques sismiques. Au lieu d’être une force, le pluralisme libanais a favorisé l’ingérence dans les affaires intérieures du pays de puissances étrangères servant leurs propres objectifs. Il est vrai que le lien patriotique a été défaillant au profit d’un vague sentiment d’appartenance islamique, arabe, voire d’alignement sur l’Iran chiite.
Ainsi avons-nous assisté tour à tour à l’allégeance de communautés libanaises à Nasser, à Arafat ou à Assad père… jusqu’à ce que Khomeyni crée le Hezbollah en 1983, et structure la communauté chiite du Liban qui a réussi à satelliser d’autres communautés historiques du pays en usant de la carotte et du bâton. Aveuglés par une naïveté légendaire, encerclés par nombre de crises régionales majeures, les Libanais ont perdu leur indépendance et leur modèle libéral, unique dans les pays arabes et source de leur prospérité. La méritocratie a été remplacée par le clientélisme ; la classe moyenne, jadis le socle du pays, a glissé dans la pauvreté, les réfugiés syriens pèsent d’un poids très lourd et la famine frappe aux portes.
Le destin du Liban se décide désormais à Téhéran où le guide de la Révolution commande le Hezbollah. Doté d’un arsenal militaire supérieur à celui de l’armée libanaise, le Parti de Dieu a fait ses preuves face à Israël en 2006 puis en Syrie où il a sauvé le soldat Assad, pierre angulaire du «croissant chiite» construit par l’Iran. La montée en puissance militaire au Hezbollah s’est accompagnée d’une hégémonie politique au Liban. Il a aujourd’hui la capacité de faire et de défaire les gouvernements, de nommer le président de la République et de désigner l’essentiel des titulaires des fonctions régaliennes.
C’est bien lui qui décide de la paix et de la guerre. Outre ses structures militaires et son propre réseau d’espionnage des dirigeants et des citoyens, sans aucune base légale, il dispose désormais de l’appareil d’État qu’il a soumis en multipliant les assassinats politiques. Le Hezbollah est même soupçonné d’avoir commis l’attentat contre le premier ministre Hariri, pour lequel le Tribunal spécial pour le Liban l’a inculpé. Pour survivre et prospérer, la classe politique libanaise, terrorisée, a plié.
Le Hezbollah vient de décréter, ce 24 mai, par la voix de l’un de ses muftis qu’il veut changer le régime du pays. Il aspire évidemment à créer un État satellite de l’Iran
Sa mainmise sur le Liban a assuré au Hezbollah d’importantes ressources financières. Pour secourir son allié al-Assad, il a creusé la dette publique de 4 milliards de dollars par an en faisant importer - et subventionner - par Beyrouth le double de ses besoins en produits pétroliers et en farine afin de participer à l’effort de guerre syrien, tout en transférant à Damas quantité de dollars prélevés sur le marché local pour combler les besoins du régime syrien. Des passages frontaliers clandestins sont réservés à cette fin, comme au transit des armes venus d’Iran et au transfert des miliciens qui participent à la guerre civile syrienne. D’autres détournements sont aisés: le Parti de Dieu contrôle l’aéroport et le port de Beyrouth, où il compte aussi sur des fonctionnaires complices ou soumis.
Aujourd’hui, l’ex-Liban libéral et prospère est à l’agonie. Le Hezbollah vient de décréter, ce 24 mai, par la voix de l’un de ses muftis qu’il veut changer le régime du pays. Il aspire évidemment à créer un État satellite de l’Iran. Le Hezbollah n’a d’ailleurs accepté le recours au FMI que lorsqu’il s’est rendu compte que celui-ci lui permettrait de continuer à dépouiller sa proie. L’équation apparaît insoluble: faut-il se soumettre au fait accompli et offrir le pays du Cèdre à l’Iran via le Hezbollah en le renflouant et en restructurant sa dette? Ou bien vaut-il mieux laisser les Libanais mourir de faim et espérer qu’ils se soulèvent contre l’État-Hezbollah qui a aliéné leur pays, ruiné son économie et hypothéqué son avenir? Une autre solution peut être plus adéquate: en conditionnant l’ouverture du robinet financier à des réformes qui redonnent à l’État l’exercice de toutes ses fonctions régaliennes, la communauté internationale aurait un moyen de pression pour favoriser une évolution au Liban.
Le paradoxe est qu’alors que le Parti de Dieu est au faîte de sa puissance, son donneur d’ordre est très atteint dans sa légitimité
Pour le Hezbollah, l’ancrage du pays au «croissant chiite» apparaît vital à l’heure où sa vitrine politique ne suffit plus à faire illusion sur la scène internationale. Fin avril, sa classification par l’Allemagne comme organisation terroriste - sans distinction entre sa branche militaire et son aile politique - a douché le Parti et son parrain iranien. Pour justifier cette décision qui entraîne le bannissement de toutes les activités du Hezbollah sur son territoire, Berlin a évoqué les actes terroristes que celui-ci a commis ainsi que ceux qu’il prépare, mais aussi ses activités illégales. Par ailleurs, un nouveau conflit avec Israël, qui servirait les desseins de Téhéran, entraînerait une destruction massive des infrastructures libanaises, même s’il infligerait de lourdes pertes à l’État hébreu.
Le paradoxe est qu’alors que le Parti de Dieu est au faîte de sa puissance, son donneur d’ordre est très atteint dans sa légitimité. Depuis 1979, la République islamique n’a offert aux Iraniens que des larmes et des slogans creux qui les ont isolés et appauvris. Son hégémonie régionale a pris un coup après l’assassinat de l’artisan de cette expansion, Qassem Soleimani, et les sanctions américaines l’étranglent. Qu’adviendra-t-il du Hezbollah, le jour où le régime des mollahs tombera ou s’affaiblira durablement?
C’est peut-être dans cette perspective que le Liban trouvera l’espoir de renouer avec un système libéral et démocratique et de construire une nouvelle République qui dépasserait le communautarisme et bannirait la corruption des élites. Le Hirak des jeunes, qui transcende les communautés depuis l’automne dernier, peut incarner l’horizon d’un Liban nouveau que les forces établies font tout pour étouffer.
Par Antoine Basbous