Comment l'Etat libanais s'est décomposé depuis des décennies
Le stockage de milliers de tonnes d'un produit instable en plein centre-ville illustre la corruption, l'incompétence et le clientélisme de l'Etat libanais. Les services publics sont dans un état catastrophique.
Un Etat défaillant sur tous les fronts. Les 2.750 tonnes de nitrate d'ammonium, produit dangereux à l'origine de l'explosion de mardi soir à Beyrouth, ont été entreposées illégalement en plein centre-ville pendant six ans sans la moindre réaction des pouvoirs publics. Corruption, trafic, l'enquête le dira… si la justice est autorisée à travailler. Cette tragédie est surtout une illustration de plus de l'effondrement de l'Etat libanais. « La catastrophe de trop » pour les Libanais, dont la moitié a basculé dans la pauvreté en deux ans, exprimant leur rage sur les réseaux sociaux, mercredi.
Faillite financière et institutionnelle
Le Liban fait clairement partie des Etats faillis du monde actuel. Faillite financière, avec l'effondrement de 80 % de sa monnaie en un an et son défaut de paiement, le premier de son histoire, en mars. Malgré les milliards de dollars insufflés par les Etats occidentaux au nom de la stabilité régionale depuis des années. Mais aussi faillite des institutions, paralysées. Les dernières législatives ont été organisées avec cinq ans de retard et le président Michel Aoun a été élu en 2016 au… 46e tour au Parlement, après deux ans de carence du poste. Le gouvernement de Saad Hariri a longtemps été impuissant ou inactif avant de sauter à l'automne dernier après une révolte populaire inédite .
Quant aux services publics, leur état est pathétique, pour cause de détournement de fonds, marchés publics truqués et clientélisme, depuis les secteurs de la santé et de l'éducation à ceux des transports publics, en passant par l'électricité, disponible seulement quelques heures par jour (Electricité du Liban, citadelle de corruption que personne en trente ans n'a réussi à assainir est responsable de la moitié de la dette publique), l'eau, souvent coupée, le ramassage d'ordures ménagères très intermittent. Des montagnes de déchets (record à 58 mètres de haut) s'accumulent à la périphérie des villes, au point d'avoir provoqué une révolte en 2015 dont le slogan « Vous puez » s'adressait à toute la classe politique.
Le poids du Hezbollah
Cette dernière, précisément est dominée par le Hezbollah, proto-Etat providence et organe de représentation de la minorité (un tiers de la population) chiite, dont la milice est plus puissante que l'armée nationale ! « Le Liban s'est suicidé en acceptant d'être kidnappé » par le Hezbollah, qui « prélève sa dîme sur toutes les importations aux frontières aériennes, maritimes ou terrestres, gère directement les affaires stratégiques, donne délégation aux dirigeants issus d'une classe politique qui ne cherche qu'à s'enrichir ou élimine ceux qui lui résistent », souligne Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes. Une domination fruit des ingérence s de l'Iran et héritage de la guerre civile qui a ravagé de 1975 à 1990 le pays surnommé auparavant la Suisse du Moyen-Orient.
Le Liban, petit pays, souffre d'être le terrain de jeu géopolitique des grandes puissances régionales, Syrie et Israël en tête, mais aussi Iran et Arabie saoudite, en sus d'héberger le plus grand nombre de réfugiés au monde en proportion de la population. Il souffre aussi de la dérive de l'accord interconfessionnel de l'indépendance de 1943, revu par les accords de Taïef ayant mis fin à la guerre civile de 1975-1990 qui a fait plus de 130.000 morts.
Les nominations à tous les postes de la fonction publique, y compris à des niveaux modestes, sont effectuées moins en fonction de la compétence que de l'appartenance confessionnelle, dans un pays comptant 18 religions officielles. Si tel ministère ou telle administration centrale est dirigé par un chiite, alors un chrétien doit occuper tel autre poste, ce qui implique qu'un druze ou un sunnite occupe tel autre. Enfin, la capacité du pays à survivre à tout a induit une désinvolture paradoxale, le sentiment d'être collectivement indestructible et que les réformes indispensables pourraient toujours être repoussées à plus tard.
Yves Bourdillon. (Les Echos)