Visite d'al-Sissi à Paris: «Le regard du monde sur l'Égypte est important pour lui»
La visite du président égyptien à Paris devrait permettre aux deux pays d'évoquer de nombreux points stratégiques sur lesquels ils s'accordent, à l'instar de la crise libyenne, note le spécialiste du monde arabe Antoine Basbous.
Le protocole est réglé, et la visite très critiquée. Le président Emmanuel Macron reçoit ce lundi son homologue égyptien Abdel Fattah al-Sissi, partenaire stratégique de la France, pour faire le point sur plusieurs crises régionales, dont la Libye et la lutte contre le terrorisme. Mais les deux chefs d'État sont aussi très attendus sur la situation des droits de l'Homme en Égypte. Pour L'Express, le politologue Antoine Basbous, directeur de L'Observatoire des pays arabes, décrypte les enjeux de cette visite d'État.
L'Express: Comment chaque chef d'État a abordé cette rencontre ?
Antoine Basbous: Plusieurs thèmes majeurs rapprochent Macron et Sissi. D'abord la crise libyenne, mais aussi tous les sujets ayant attrait à la Méditerranée orientale, à propos de la Turquie, des prospections gazières, sur lesquelles les deux pays ont des positions communes. Puis, bien évidemment, le commerce d'armes qui a été florissant, bien que déclinant désormais, entre les deux pays. On peut également ajouter la lutte contre le terrorisme, sur lequel la France et l'Égypte partagent des points de vue.
Pour l'Égypte, la situation est un peu différente. Elle tient notamment à l'évolution de la situation internationale et l'élection du démocrate Joe Biden. Sissi était l'un des "dictateurs préférés" de Trump. Biden a annoncé la couleur en disant qu'il n'allait pas financer un pays qui transgresse autant les droits de l'Homme. Pour les militaires égyptiens, cette élection tend à rappeler le passif avec Obama. En venant en France, il est aussi question de chercher des points d'appui, stabiliser une relation, multiplier les contacts afin de faire face à une éventuelle crispation venant des États-Unis. Elle voudra aussi discuter de sa place sur l'échiquier géopolitique de la région.
L'autre point majeur, ce sont les droits de l'Homme, où Emmanuel Macron est attendu au tournant par les ONG...
"Sissi ne fait effectivement pas dans la dentelle en ce qui concerne les droits de l'Homme. Ils n'ont jamais été aussi dégradés que sous son régime agressif. Le nombre de prisonniers politiques approche les 60 000 personnes. Il ne s'attaque pas, par ailleurs, aux islamistes, mais aux libéraux, aux défenseurs des droits de l'Homme, à ceux qui veulent un pays plus ouvert, moins dictatorial.
Le fait d'avoir récemment arrêté trois dirigeants de l'Initiative égyptienne pour les droits personnels (EIPR) pour avoir reçu une quinzaine de diplomates occidentaux, dont des ambassadeurs au grand jour, cela traduit bien la volonté du régime de refuser tout regard extérieur concernant sa gestion des affaires domestiques. Les trois dirigeants ont été véritablement humiliés. L'un d'eux laissé dans sa cellule individuelle sans lumière, battu, tondu. C'est quelque chose de très grave. Comme il a senti que les choses débordaient, qu'il ne pouvait pas se présenter à Paris avec ce passif si frais, il les a récemment libérés, tout en laissant leur affaire en attente devant la justice. C'est aussi le signe que le regard extérieur du monde sur l'Égypte est important pour Sissi. Il veut faire un succès de cette visite d'État qui, il faut le rappeler, est très rare en temps de confinement."
Faut-il s'attendre à voir s'installer un rapport de force entre les deux hommes ?
Je crois qu'il y a des raisons d'État qui font que les humeurs entre les hommes et la comptabilité entre leurs tempéraments peuvent être gommées. Mais j'ai le sentiment que les deux hommes n'ont pas beaucoup d'atomes crochus. Contrairement à la relation que noue Sissi avec le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian. Ce dernier l'a fréquenté de très près. Il a construit avec lui une relation dense d'amitié, de confiance.
Il faut aussi savoir que le rapport conflictuel de Sissi avec les droits de l'Homme ne date pas d'aujourd'hui. Il a plusieurs années, il avait déjà déclaré que la démocratie n'était pas faite pour l'Égypte d'aujourd'hui. Il utilise depuis les Frères musulmans, qu'il considère comme une organisation terroriste, comme alibi pour décrédibiliser, arrêter, voire condamner chaque adversaire ou opposant.
Mais l'Égypte est aussi réputée pour ses grandes commandes d'État dans l'armement, qu'elle utilise comme une "carotte" pour s'acheter la bonne grâce, ou pour se faire pardonner des choses des États qui les fabriquent. C'est une évidence depuis qu'il est au pouvoir.
Peut-on s'attendre à une réaction sur les propos d'Emmanuel Macron sur l'Islamisme, après l'affaire des caricatures ? Jean-Yves Le Drian s'était rendu sur place pour apaiser les tensions il y a un mois...
Non, sur le sujet, l'Égypte tient une double communication à ce propos. À l'international, le pays réitère sa lutte contre l'islamisme dans sa version terroriste, et dans la conception, la mobilisation intellectuelle qu'il peut susciter. Un autre discours, pour la base sociale du régime, rappelle qu'on ne peut pas maltraiter le prophète, et qu'il n'est finalement pas totalement insensible aux islamistes.
Maxime Recoquillé. (L'Express)