20/07/2021 Texte

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Iran / USA : «Joe Biden rompt avec la stratégie de son prédécesseur en Iran»

Après avoir retiré ses troupes d'Afghanistan, le président Joe Biden a souhaité rompre avec la «pression maximale» contre l'Iran. Les Américains cherchent une porte de sortie d'Irak et de Syrie que seul l'Iran peut leur offrir, analyse le fondateur et directeur de l'Observatoire des pays arabes.

Depuis sa création il y a 42 ans, la République islamique d'Iran n'a pas connu un seul moment de répit. Après l'arrivée triomphale de l'ayatollah Khomeiny à Téhéran sur un Boeing 747 d'Air France spécialement affrété, le 1er février 1979, le pays a été plongé dans une purge des soutiens du régime impérial d'une violence inouïe. L'ambition du nouveau pouvoir était d'exporter sa révolution, d'étendre son modèle et son influence sur les pays de la région, d'imposer des normes islamiques qui brisent l'influence occidentale et de se consacrer à la lutte contre les États-Unis et Israël.

Après la prise d'otages à l'ambassade américaine à Téhéran en novembre 1979, les ruptures se sont enchaînées avec la communauté internationale et un millefeuille de sanctions et d'embargos de tous ordres se sont abattus sur le régime «mollarchique». L'année suivante, Saddam Hussein a attaqué la Perse voisine; la guerre durera huit années et causera d'énormes pertes humaines et économiques sans pour autant modifier les frontières négociées à Alger en 1975.

La confrontation entre Téhéran et Washington va de son côté frapper les secteurs économiques et financiers allant jusqu'à sanctionner les entreprises étrangères qui investissent 40 millions de dollars ou plus par an en Iran (Iran and Libya Sanctions Act, dite «loi d'Amato-Kennedy», 1996). Le flux des sanctions américaines ne tarit pas: il atteint son paroxysme avec Donald Trump en 2018 et sa «pression maximale» accompagnant le retrait de Washington de l'accord nucléaire de 2015 approuvé par l'administration Obama.

Malgré ce contexte très contraint qui s'apparente à un blocus opéré par une partie conséquente de la communauté internationale, la République islamique a réussi à tisser une toile solide qui lui permet d'exercer son hégémonie sur la région. Elle a pour cela consacré toute son énergie et tous ses efforts à la poursuite de deux objectifs indissociables: l'édification d'un «croissant chiite» de la Caspienne à la Méditerranée et l'obtention de la bombe atomique.

Pour ce faire, le régime s'est appuyé sur les communautés chiites arabes et la défense de la cause palestinienne contre l'État hébreu, élément indispensable pour intégrer les sunnites à l'axe iranien et couper l'herbe sous les pieds des régimes arabes alliés les États-Unis. Et il y est parvenu à peu de frais, comparé aux fortunes colossales vainement investies par d'autres puissances dans les mêmes pays. Les résultats sont probants: Téhéran a pris les commandes à Beyrouth ; sauvé le soldat Assad, son allié syrien ; écrasé la scène irakienne par ses milices, désormais honnies par la population ; et établi son influence jusqu'au Yémen d'où les milices Houthis, encadrées par les Pasdarans et les experts du Hezbollah et dotées de drones et de missiles iraniens, harcèlent quotidiennement l'Arabie. Un conseiller du Président iranien, Hassan Rouhani, a ainsi pu revendiquer le contrôle de quatre capitales arabes (Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa) – oubliant Gaza au passage. Le soutien iranien à l'enclave palestinienne a en effet permis au Hamas de surprendre Israël, en mai dernier, avec le nombre et la qualité améliorée de ses missiles, désormais fabriqués localement malgré le double blocus israélo-égyptien.

L'architecte de ce succès est le général Qassem Soleimani, commandant des Brigades al-Qods («Jérusalem», témoin que l'ambition iranienne est aux proportions de l'Oumma, la Nation islamique) des Gardiens de la Révolution – qui a été éliminé par une frappe de drone américain en janvier 2020. La méthode iranienne repose sur un savant mélange de guerre asymétrique, de renseignements, de brutalité et de séduction. Elle consiste à démanteler les institutions des États existants et à semer désordre et pauvreté, en créant des autorités parallèles de facto autour de ses milices qui se substituent progressivement aux États défaillants tout en prêtant allégeance au Guide suprême de la République islamique.

Avec ses réseaux chiites, Téhéran s'est doté d'une certaine forme de dissuasion qui compense son manque d'une armée de l'air digne de ce nom. Cette ligne de défense repose sur quatre piliers : le cyber, le renseignement (qui a notamment embrigadé les communautés chiites arabes), les missiles dont la fabrication est peu coûteuse, et surtout les drones confiés à ses proxies et qui menacent tous ses voisins.

L'enjeu pour les Iraniens est désormais de pérenniser la crainte qu'il inspire en accédant enfin à la bombe ; ce qui sanctuariserait le régime, sur le modèle de la Corée du Nord. Le moment pourrait être opportun car non seulement toutes les autorités à Téhéran sont désormais alignées sur le Guide, mais le président Biden, dont nombre de négociateurs avaient déployé leurs talents pour conclure l'accord de Vienne de 2015, serait aussi prêt à rompre avec la «pression maximale» de son prédécesseur. Les monarchies arabes du Golfe semblent déjà en avoir pris leur parti et se résignent devant la nouvelle donne.

Israël, qui a juré qu'il ne permettrait jamais à la République islamique d'accéder à l'arme nucléaire, se trouve bien seul. Cela ne l'empêche toutefois pas de marquer des points retentissants: on ne compte plus les spécialistes iraniens de l'atome assassinés, les installations nucléaires sabotées tout comme les centres vitaux détruits ou mis hors service par le Mossad… Toutes les archives du programme nucléaire de Téhéran ont même été acheminées jusqu'à Tel-Aviv ! Mais malgré cela, et en dépit des sanctions, le programme iranien ne cesse de progresser dans un contexte général de désengagement américain entamé par Obama et qui s'est poursuivi et amplifié depuis.

Après leur retrait d'Afghanistan sur une défaite, les Américains cherchent en effet une porte de sortie d'Irak et de Syrie que seul l'Iran peut leur offrir. Le gouffre stratégique qui serait ainsi laissé par Washington est appelé à être comblé par les puissances régionales. L'Iran a pris de l'avance sur la Turquie ; mais Israël exerce aussi son attraction sur plusieurs États de la région. Nostalgique héritière de l'URSS, la Russie rêve également de combler le vide, tout comme la Chine qui assume désormais ses ambitions géopolitiques de plus en plus ouvertement.

Mais là où le bât blesse pour l'Iran, c'est que sa population, dans le contexte d'une tension qui ne s'est jamais relâchée depuis plus de 40 ans, est aux abois. Privé des rares ressources du pays consacrées à l'expansionnisme régional, durement réprimé, et profondément touché par le Covid-19, le peuple iranien a été sacrifié à l'autel de la survie de la République islamique. Combien de temps cela peut-il encore durer ?

On est en droit de s'interroger sur la pérennité de ce régime frappé par l'usure et qui montre des similitudes avec la fin de l'URSS dans le divorce avec son peuple. Malgré une résilience remarquable face aux sanctions les plus virulentes et la consolidation du désordre dans les pays voisins – étape indispensable pour les restructurer à sa guise – il est légitime de douter de la survie de la République islamique dans sa forme actuelle après la mort du guide Ali Khamenei, âgé de 82 ans. Déjà fortement militarisé, le régime pourrait évoluer vers une dictature sécuritaire plus «classique» autour de son noyau dur que sont les Gardiens de la révolution, qui se sont systématiquement emparé des bijoux politiques et économiques de la Couronne.

Le Figaro

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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