07/03/2007 Texte

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La démocratie, oui mais après une longue préparation

Antoine Basbous, Directeur de l'Observatoire des Pays Arabes Intervention Contestée

Pensez-vous que le Monde arabe a tendance à reporter les causes de sa propre faillite sur les autres ?

Chez les Arabes, l’usage veut qu’on attribue à la « théorie du complot » tous les manquements, les faiblesses et les échecs. Il est rare de voir des intellectuels, et encore moins des gouvernants, faire leur propre introspection. L’attribution automatique des échecs est imputée au sionisme, aux Etats-Unis et au colonialisme. On ne se penche jamais sur ce mal intérieur qui nous ronge. Aujourd’hui, un des exemples flagrants est le nettoyage communautaire en Irak, entre Sunnites et Chiites. On est peut-être, au mieux, à l’avant-veille de l’édification d’un « mur de Berlin » à Bagdad et, au pire, à celle de la disparition des Sunnites de la capitale des Abbassides. Mais on ne se pose jamais la question de savoir ou de comprendre ce qui est au cœur de cette haine fratricide qui pousse au nettoyage ethnique ou communautaire. On dira que c’est la faute d’Israël et de Bush ! Mais pourquoi ne s’intéresse-t-on pas aux ulémas qui prêchent le « Takfir » et poussent à l’endoctrinement ? Il y a un mal profond que tout le monde continue à attribuer aux autres. Le Monde arabe ne doit pas participer à ce jeu et encore moins plonger dans la négation de ses fautes.

Pensez-vous que le Jihadisme international se nourrit essentiellement de cette discorde entre Arabes ?

Les raisons du Jihadisme sont multiples. Il y a la doctrine religieuse, mais aussi le désespoir par rapport aux régimes autoritaires, pour ne pas dire dictatoriaux, et ils sont une majorité dans le Monde arabe. Cette situation plaide pour le retour aux Salafs, c’est-à-dire le retour à une doctrine datant du premier siècle de l’Islam. Période où les Musulmans contrôlaient les territoires allant des confins de la Chine à l’Andalousie. Pour les Salafistes, ce qui faisait à l’époque la grandeur de l’Islam, c’était la stricte observance de la chariaâ. Quatorze siècles plus tard, ils veulent ré-instaurer cette pratique. Plusieurs facteurs remettent au goût du jour le Jihadisme : d’abord l’échec patent des régimes nationalistes arabes, l’échec des dictatures et de la plupart des monarchies. La Mosquée est le seul espace de contestation qui peut survivre, et l’on ne peut empêcher les gens de prier ou les muftis de faire leur prêche.

Evidemment, il y a aussi l’abondance des pétrodollars, grâce aux divers chocs pétroliers. Le Wahhabisme, cette doctrine jihadiste et takfiriste, a été exportée dans le Monde arabe et islamique, partout où il y avait des communautés arabo-musulmanes, y compris en Occident. Il ne faut pas oublier également que pour contenir l’Union soviétique, le Jihadisme a été encouragé. C’était le grand allié des Américains en Afghanistan qui n’ont pas versé une seule goutte de sang durant le conflit contre les Soviétiques. C’était un conflit sous-traité aux Jihadistes. Mais une fois les Soviétiques battus, l’Occident n’a pas réalisé qu’il laissait dans la nature une menace encore plus grande, une idéologie guerrière, anti-libérale et anti-démocratique.

Que pensez-vous des méthodes actuelles de la Pax Americana et Britannica dans le Monde Arabe et en Irak particulièrement ?

Cette stratégie débouche sur la guerre civile. L’idée d’instaurer la démocratie est tout à fait louable voire indispensable pour le développement et l’émancipation des peuples. Mais pour y arriver, il faut avant tout préparer le terrain. On ne peut passer brutalement de la dictature des palais à la démocratie. Il faut une période transitoire qui permette à la société civile de se reconstruire. Sans cela, le pouvoir du palais cèdera la place à celui de la Mosquée. Pour l’éviter, il convient de créer les conditions nécessaires à l’émergence d’une société civile et à l’affirmation d’un vrai multipartisme. Mais pas de partis téléguidés par les services de renseignements pour jouer les faire-valoir. Il faut des syndicats libres et surtout une presse indépendante. Les gens doivent cultiver le sens critique, apprendre à débattre. Il faut créer les vraies conditions de la démocratie, après une longue préparation. Cela prendrait, selon les pays, entre cinq et dix ans. A défaut, on a vu quelles conséquences cela avait, en Algérie avec le FIS, il y a quinze ans, ou en Egypte en 2005, en Irak et en Palestine. Si le régime du Caire n’avait pas brutalement contenu la vague, les élections auraient été remportées par les Frères Musulmans. La raison est simple: la société n’était pas préparée à un vrai multipartisme et à l’instauration de débats pour choisir ses représentants en connaissance de cause. Cette brutalité du passage de l’autoritarisme à l’ouverture a fait que pour rejeter l’ordre établi, discrédité et usé, les électeurs ont opté pour un mouvement radical.

Pour vous, Israël est-il démocratique ?

C’est une démocratie juive pour les Juifs, qui exclut les Arabes, lesquels ne sont pas considérés comme des citoyens à part entière. Nous venons d’assister à l’arrivée d’un ministre arabe sans portefeuille dans un gouvernement israélien, après soixante ans d’existence. Ce ministre n’amènera aucune substance au gouvernement, ni même à sa communauté. Il a été nommé à la suite de la démission d’un autre ministre, laquelle était due à l’arrivée de Liebermann au gouvernement. Pour lui, la tâche sera des plus ardues. La vraie démocratie en Israël est réservée aux Juifs.

Pensez-vous que des institutions telles que la Ligue arabe, l’UMA ou le Conseil de Coopération du Golfe sont moribondes ?

Depuis sa création, l’UMA est paralysée. La raison, c’est que les Etats qui la composent ne se font pas confiance. Si l’on attend une coopération économique avant d’être politique, il faut créer des régimes libéraux prompts à l’échange, respectueux des droits des citoyens et qui se font confiance. Quand le poids des Services est exorbitant dans un Etat, c’est la suspicion qui prime. Dans les pays arabes, les Renseignements sont partout et très peu dans les casernes. Je suis très critique quant à la coopération interarabe. Il y a énormément de conflits qui ne sont pas réglés. L’UMA n’existe que sur le papier et la Ligue arabe est morte, même si on n’a pas encore publié le faire-part »!

Hormis la religion, est-ce le manque d’intérêt économique entre les Etats arabes qui justifie l’absence d’alliances stratégiques ?

Il faut des valeurs et des intérêts en commun. Une alliance, une stratégie, se fonde sur cela. Les valeurs universelles, telles que la liberté individuelle, le développement, la prospérité, ne sont pas reconnues comme prioritaires dans le Monde arabe. On en est encore très loin. L’exemple qui fonctionne est celui de l’Union Européenne. Pourtant l’Europe avait plus de raison d’échouer que la Ligue arabe n’avait de raisons de réussir.

Le Monde arabe a été le grand absent durant la guerre au Liban, cet été, tout comme, s’agissant de l’Irak, de l’exécution sommaire de Saddam. Qu’en pensez-vous ?

La Ligue arabe a eu deux positions successives par rapport au Liban. La première était une condamnation de l’aventure du Hezbollah et c’était justifié. Un parti, quel qu'il soit, ne peut avoir la légitimité d’engager une guerre entre deux Etats. Mais il y avait un double discours chez certains Arabes, au cours de la réunion des ministres arabes des Affaires étrangères, tenue à Beyrouth : un ministre d’une monarchie du Golfe s’est arrêté quatre heures en Israël, avant de rejoindre Beyrouth à bord de son avion, escorté par des chasseurs israéliens. Au cours de ce sommet, il a soutenu le Hezbollah et l’axe syro-iranien au Conseil de Sécurité de l’ONU. Les pays arabes n’ont pas de ligne ni de vision commune.

S’agissant de l’exécution de Saddam, elle a fait d’un dictateur abominable un héros des populations arabes ! L’image de Saddam a fédéré beaucoup de personnes qui le détestaient auparavant. On s’interroge alors sur ces valeurs. Comment peut-on soutenir un dictateur de la trempe de Saddam ? On peut, en fin de compte, le condamner, tout en condamnant également ceux qui l’ont exécuté ! Car il s’agissait bien d’une vendetta et d’un règlement de comptes des Chiites instrumentalisés par l’Iran contre les Sunnites. La grosse difficulté de la guerre qui s’intensifie en Irak, c’est qu’elle va déborder les frontières de ce seul pays. Il y a un risque d’embrasement régional.

Pensez-vous que l’avancée des Démocrates américains aura un impact sur le renfort militaire ou le retrait militaire futur en Irak ?

L’Irak d’aujourd’hui est un chaos indescriptible. Personne ne pourra arrêter le bain de sang. Si Bush décidait de se retirer, la guerre serait d’une intensité dix fois supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. La fin d’une dictature amène un éclatement du pays et les divergences qu’elle masquait auparavant remontent en surface. Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, elle a vu son empire éclater. Quand Tito est mort, l’ex-Yougoslavie s’est morcelée. Avec la fin du règne de Saddam, l’Irak a vu toutes ses fractures remonter à la surface. En l’absence d’une culture démocratique et de valeurs comme le pluralisme politique, la liberté individuelle, la tolérance, le pays est appelé à éclater. Quoi que fasse Bush, la donne ne changera pas. En se retirant, Washington pourrait impliquer l’Iran dans la guerre civile irakienne et engloutir toute son énergie dans ce conflit, au lieu de se consacrer à son programme nucléaire. Une guerre civile à l’échelle régionale conduira les pays sunnites à s’engager pour soutenir les Sunnites irakiens.

Le Grand Moyen-Orient sera-t-il toujours d’actualité avec les Démocrates ?

Non. Bush est revenu en arrière par rapport à ce plan. Aujourd’hui, la stabilité prime sur la démocratie et tous les pays arabes se réjouissent de l’échec américain en Irak. C’est une manière pour eux d’être rassurés, car Bush n’a plus les moyens d’exiger une démocratie combattue par les régimes établis.

A propos du Liban et suite à la Conférence de Paris, ne pensez-vous pas que cette méthode de ne résoudre les problèmes que par la recherche de financements est un aveu d’échec de la diplomatie à l’occidentale ?

L’intention est tout à fait louable et légitime : elle consiste à trouver des financements pour soutenir un gouvernement légitime contre un président qui a un agenda lié aux intérêts de la Syrie et de l’Iran. Ce même président tente de torpiller le tribunal qui devra juger les assassins de Hariri. La Conférence voulait éviter que le Liban ne fasse faillite. Le soutien est politique et économique, concédé à un axe libéral qui fait face au « croissant chiite », qui s’étend de Téhéran à Gaza en passant par Bagdad, Damas et le Hezbollah, sur la Méditerranée.

A quand la paix dans cette région ?

La paix, je ne sais pas si elle interviendra de notre vivant. Au mieux, dans une ou deux générations. Il faut tout au moins jeter les bases de cette paix en désamorçant la crise palestinienne et en créant un Etat palestinien. Il faudra désamorcer toutes les bombes à retardement de la région. Le Liban aussi a énormément souffert. Ses voisins doivent respecter les résolutions onusiennes et la Syrie reconnaître le Liban en y dépêchant un ambassadeur. Il y a également le grand chantier irakien à résorber sous peine que la crise engloutisse plusieurs pays de la région. Les années à venir ne seront pas rassurantes. Le terrorisme est un fléau qui nous accompagnera longtemps avec la décentralisation du phénomène. Le meilleur rempart contre l’islamisme repose sur des pays islamiques et sur des ulémas éclairés qui devront réviser la doctrine en l’expurgeant de la haine et du Takfir. Il faudra empêcher que la mouvance islamiste s’appuie sur la misère et la répression quotidienne pour recruter.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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