06/06/2005 Texte

pays

<< RETOUR

La difficile convalescence du Liban

Après l'assassinat de Samir Kassir, intellectuel engagé dans la «révolution du Cèdre» à Beyrouth

L'assassinat de Samir Kassir (45 ans), un brillant intellectuel et un militant de la liberté dans un monde arabe qui réprime tant cette valeur, a endeuillé le Liban. Ce Libano-Français, fervent artisan de «l'Intifada de l'indépendance» qui a illuminé le «Printemps de Beyrouth», a été jusqu'au bout un esprit libre et rebelle. Il est resté insensible à la terreur des services de sécurité syro-libanais, qui n'ont pas réussi à le soumettre ni à l'intimider. Sa plume n'a pas fléchi, malgré une filature et un harcèlement constants qui ont duré quatre ans. Les agents du renseignement qui se relayaient jour et nuit à ses trousses n'ont fait qu'aiguiser sa courageuse et juste critique. Et ce au moment où la majorité de la classe politique libanaise s'était mise aux ordres du «gauleiter» syrien.

La réaction soulevée par l'assassinat de Rafic Hariri, le 14 février dernier, lui a donné, ainsi qu'à tout un peuple, l'espoir de voir rétablis l'indépendance, la liberté, la démocratie et un Etat de droit. De par ses origines syro-palestiniennes, Kassir avait multiplié les plaidoyers pour la cause de la liberté au-delà des frontières du Liban. Il soutenait particulièrement les intellectuels syriens dans leur combat pour sortir de la dictature et rêvait de voir venir le jour où Damas serait débarrassé de l'interminable règne totalitaire du Baas. Il n'aura pas vécu assez longtemps pour se réjouir de cette perspective qui ne saura tarder. Car le régime syrien est placé entre le marteau et l'enclume et ne peut plus se maintenir sans se réformer. Or, comme l'écrit Montesquieu : «Le pire moment, pour un mauvais régime, est celui où il entreprend de se réformer.»

Tous ceux qui pensaient que la Syrie s'était retirée du Liban doivent désormais réviser leur jugement. Outre les forces régulières qui ont été rappelées, les unités du renseignement invisibles à l'oeil nu, celles-là sont toujours présentes. Et bien que les principaux chefs des services de sécurité libanais aient été démis après l'assassinat de Hariri, il n'en demeure pas moins qu'ils ont laissé derrière eux des administrations truffées d'agents qui quadrillent le pays et agissent dans l'ombre.

Ne nous leurrons pas : le salut du Liban est incompatible avec son régime archaïque et pollué. Une réforme structurelle radicale est une condition sine qua non pour la résurrection du pays du Cèdre. Car le système actuel repose sur une corruption généralisée et sur un appareil sécuritaire que le président de la République a conçu et mis en place depuis quinze ans, en tant que chef de l'armée, puis en tant que président. Sans le malheureux réflexe de solidarité communautaire, le président Lahoud aurait dû être abandonné par tous, à commencer par la communauté chrétienne dont il est issu (tout en menant une politique en rupture avec les aspirations de cette communauté), pour répondre de son bilan et de ses relations coupables avec l'occupant, auquel il doit tout. Bien qu'il ne soit pas le seul dirigeant politique dans ce cas, loin s'en faut.

Le temps est venu de réduire cette anomalie d'un communautarisme non régulé, en introduisant une dose de représentation nationale, fondée sur le mérite des élites et non sur l'appartenance communautaire des citoyens. Cela débouchera sur la création de partis transcommunautaires et sur la modernisation de la vie politique. Un dirigeant sera alors abandonné par sa communauté religieuse quand il est défaillant, au lieu de bénéficier de sa protection systématique face à la critique.

Le système libanais est rongé par d'autres graves maladies. Il fut un temps, très récent, où une grande partie des hommes politiques libanais achetait sa charge à Damas et se transformait en «agent» de la Syrie, tout en rétribuant ses maîtres ! Et l'on s'interroge légitimement : quand ces dirigeants rompront-ils avec cette sinistre et déshonorante pratique?

La quantité d'agents syriens infiltrés au sein de la classe politique est déprimante. Sur qui peut-on s'appuyer pour ressusciter l'Etat de droit au Liban ? Le nombre des collaborateurs, fussent-ils repentis, qui vont revenir au Parlement est impressionnante.

L'autre démon du Liban, c'est l'absence d'un Etat de droit et d'une justice indépendante. Les «puissants» nouent des alliances avec l'étranger, proche ou lointain, et deviennent alors les défenseurs de ses intérêts, au détriment des intérêts de leur propre pays. Au moins trois cents millions de dollars US ont été virés par une seule capitale arabe du Golfe, pour financer les législatives en cours ! Il faudrait pourtant couper le cordon ombilical et financier entre les dirigeants libanais et toute référence installée à l'étranger pour renforcer leur appartenance patriotique. Ce qui passe par une transparence, aujourd'hui absente.

Construire une société civile exige aussi que tous les citoyens soient égaux devant la loi. Les dirigeants politiques doivent répondre de leur fortune : comment a-t-elle été amassée et à quoi a-t-elle servi ? La mise en application de ce principe risque d'envoyer en prison une grande partie de la caste politique.

Avant d'arriver à de telles réformes fondamentales, il convient de surveiller l'essentiel : que le retour à l'indépendance et à la démocratie ne soit pas entravé par des crimes et une déstabilisation commis par les services de renseignements. Pour cela, il est impératif que le «directoire international» informel, constitué autour de Paris, Washington, Riyad et Le Caire, agissant sous le contrôle du secrétaire général de l'ONU, continue à garder un oeil vigilant sur le pays du Cèdre.

Le Liban est traumatisé par plus de trente années de guerres et d'occupations. Il est en convalescence. Le retrait de l'armée syrienne a surpris par sa rapidité, et pris de court une population qui commençait à ne plus y croire. Ce pays a besoin d'être soutenu, notamment par Paris, malgré ses déboires européens. L'apparition prévisible de crises qui secoueront les pays arabes ne doit pas détourner l'attention portée au Liban. Car l'avortement du processus démocratique dans ce pays annihile les chances de pouvoir avancer dans la démocratisation des pays de la région.

Il faudrait que Samir Kassir, l'homme au sourire serein et apaisant et qui avait brisé le mur du silence, soit le dernier apôtre de la liberté assassiné. Le Levant manque d'intellectuels de sa trempe, courageux, porteurs de modernité et qui osent défier les appareils sécuritaires. Il faut tourner la page de la terreur, pour permettre aux Libanais de poursuivre leur marche vers la liberté et la démocratie. Et permettre, demain, aux Syriens de sortir du système totalitaire qu'impose une dictature héréditaire qui ne survit que grâce à «l'état d'urgence», en vigueur depuis plus de quarante ans.

© Le Figaro, 2005. Droits de reproduction et de diffusion réservés

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |