30/12/1994 Texte

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Les équilibres subtils de l'embellie marocaine

L’Année 1994 aura été un bon cru pour le Maroc. Non seulement la nature s’est montrée généreuse après deux années de sécheresse, ce qui permet au gouvernement d’annoncer un taux de croissance supérieur à 10%, mais encore Hassan II a-t-il fait de son pays un centre de l’actualité régionale et internationale. Au printemps, Marrakech a accueilli le Sommet qui a donné naissance à l’OMC, successeur du Gatt. En octobre, Casablanca a hébergé la Conférence économique pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, prolongement économique de la Conférence de Madrid. Sa valeur psychologique est indéniable dans la mesure où il a jeté les fondements des relations ouvertes et officielles entre les sociétés civiles arabes et israéliennes, sous le parrainage actif des Américains. En décembre, Hassan II a réuni le Sommet de l’Organisation de la Conférence Islamique et fait condamner le terrorisme d’origine islamiste, qui menace plus d’un Etat membre et qui nuit à l’image de l’islam en Occident.

Le Maroc aura également établi des relations diplomatiques avec Israël et autorisé l’ouverture d’une représentation permanente à Rabat. Sans pour autant lui permettre, pour le moment, de hisser le drapeau frappé de l’étoile de David. Cette mesure de prudence s’explique par la méfiance, toujours vive, de la société marocaine à l’égard de l’Etat hébreu. Méfiance entretenue par les islamistes et par toute une génération éduquée à l’hostilité à l’égard d’Israël. Hassan II ne veut pas brusquer son pays à ce sujet.

Cette préoccupation aurait poussé le roi à mettre en scène, avec beaucoup d’habileté, le « mariage » de l’islam marocain avec l’ouverture sur le monde. En effet, lors de la séance de clôture du sommet de Marrakech, et au moment où Hassan II prenait la parole, le muezzin de la mosquée voisine a appelé les fidèles à la prière. Le roi s’est alors interrompu. Pendant six minutes, les 4.000 participants, ainsi que les téléspectateurs, ont eu droit au spectacle de son recueillement. Le message du roi était limpide.

Hassan II est friand de ces gestes symboliques, à portée politique. N’a-t-il pas reçu les dirigeants du FIS algérien, Abassi Madani et Ali Benhadj, lors de sa visite d’Etat à Alger, au grand dam du président Chadli ? N’a-t-il pas regretté que l’expérience d’un gouvernement islamiste en Algérie n’ait pas pu avoir lieu, en raison de l’interruption du processus électoral, en janvier 1992 ? N’a-t-il pas construit à Casablanca la mosquée la plus accueillante du monde musulman pour donner un gage de son engagement islamique ?

Ces finesses politiques sont destinées en premier aux croyants marocains en vue de conforter la légitimité religieuse de la dynastie. L’influence des islamistes est prédominante dans l’université et reconnue dans la société.

Bien qu’ils soient fortement encadrés par le gouvernement, certains imams dérapent dans leur prêche de temps à autre. Récemment, l’opposition a rappelé à l’ordre le ministère de l’Intérieur pour avoir manqué de vigilance. Or, depuis 1980, les ministères de l’Intérieur et des Habous recrutaient les diplômés des facultés de théologie pour mieux connaître les aspirations du courant islamistes et encadrer ses dirigeants. Au moment où le gouvernement commence à redouter leur influence, il a autorisé – pour ne pas dire favorisé – le retour politique de la gauche marxiste. Elle a pu tenir ses assises au grand jour, le mois dernier, à Rabat.

Désireux de promouvoir un « Etat de droit », au moment où son royaume cherche à s’associer à l’Europe, le souverain chérifien a, depuis 1991, engagé un processus devant régler les affaires portant atteinte aux droits de l’homme et à l’image du Maroc en Occident. De l’élargissement de la famille Oufkir à la récente amnistie de 424 détenus politiques, en passant par l’impunité accordée aux exilés marocains, la détente politique est bien engagée. A tel point que le roi – par souci de confirmer son statut d’homme au-dessus de la mêlée – a invité l’opposition, au lendemain des législatives de 1993, à former un « gouvernement d’union nationale ». Cependant, celle-ci ressemble fort à une coquille vide. Son accession au pouvoir comporterait un risque sérieux : celui d’offrir aux islamistes le statut de la seule opposition réelle au régime. Ce qui lui permettrait de cristalliser toutes les attentes des citoyens et d’apparaître comme la seule voie de salut pour le pays, en se servant des raccourcis très répandus dans les pays arabes du style : « L’islam, c’est la solution ».

Cependant, les ravages de l’expérience algérienne servent de repoussoir, non seulement aux yeux des Marocains, mais encore pour l’ensemble des sociétés arabes. Les perspectives de la réédition d’un « Afghanistan-algérien » refroidit les ardeurs intégristes de la société et prive les islamistes d’un soutien inconditionnel. Dans ce dossier algérien, Rabat joue un « équilibrisme » subtil. La liberté de mouvement relative des islamistes algériens sur la frontière sert seulement de levier pour Rabat, en vue de contraindre les généraux d’Alger à lâcher du lest sur le Sahara. Néanmoins, une victoire des islamistes en Algérie est loin d’être souhaitée au Maroc. Car, inévitablement, elle déstabiliserait le pays.

En revanche, la position militairement précaire des intégristes algériens pousse leurs dirigeants à fournir régulièrement au Maroc de sérieux gages sur le Sahara. Eu égard au rapport de force actuel entre les deux voisins, le retour de la « province saharienne » au royaume semble en bonne voie.

Cet environnement favorable ne doit pas nous faire oublier que le Maroc – en dépit des récents efforts en vue de promouvoir l’Etat de droit, en dépit de son ouverture internationale et d’une gestion contrôlée des querelles de voisinage, et malgré les substantiels progrès économiques réalisés et la constitution d’une assez large couche sociale aisée et entreprenante qui procure une stabilité certaine à la dynastie – demeure fragilisé par un développement économique inégal entre les villes privilégiées que sont Casablanca, Marrakech et Rabat et le reste du pays. Certaines contrées demeurent privées d’écoles, d’eau, d’électricité et de téléphone. Les émeutes de la faim de 1991 nous rappellent que le principal risque de déstabilisation virtuel réside dans la conjoncture socio-économique.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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