18/07/2003 Texte

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Propagande islamiste : le rôle de l'Arabie Saoudite et la défaillance des politiques face au palais

La gangrène de la doctrine wahhabite

Entretien avec Antoine Basbous, politologue, Fondateur et directeur de l’Observatoire des pays arabes.

Un régime qui ne souffre pas d’un manque de légitimité doit pouvoir apporter aux attentats du 16 mai une réponse essentiellement idéologique pour démontrer aux Marocains que leur islam n’est pas celui des wahhabites, des salafistes et des takfiristes.

Le Journal Hebdomadaire: Le 16 mai 2003, quatorze kamikazes venus des banlieues paupérisées de Casablanca ont commis cinq attentats simultanés. Quelle lecture faites-vous de cette action ?

Antoine Basbous : On ne peut s’étonner de ce qui est arrivé à Casablanca le 16 mai quand on connaît la progression du wahhabisme saoudien qui a entrepris une patiente invasion du Maroc depuis plus de 30 ans. A tel point qu’environ 70% des mosquées de Casablanca sont tenues par les wahhabites. Pourtant, cette forme d’islamisme intolérant est en contradiction avec la spiritualité soufie et avec l’école traditionnelle malékite. Les wahhabites ont réussi à exporter leurs rites, leur façon de chanter le Coran, selon le mode Hafs au détriment de la version warch, authentiquement marocaine. Des imams autoproclamés ont commencé à décréter des fatwas pour dire ce qui est licite et ce qui est illicite et pour répandre la doctrine du Takfir sans discernement, comme le font leurs maîtres wahhabites.

Les kamikazes de Casablanca présentent toutefois une particularité : ils sont issus d’une classe sociale très défavorisée contrairement à ceux du 11 septembre 2001. Ces derniers, étaient souvent issus de la haute bourgeoisie et avaient un plan de carrière tout à fait enviable, contrairement à ceux de Sidi Moumen. Toutefois, les uns et les autres, qu’ils soient riches ou pauvres, partagent une  adhésion à la doctrine wahhabite ou à ses dérivés. Mais l’on peut s’interroger s’il n’existe pas une lointaine similitude entre les jeunes qui se lancent à la conquête de l’Europe à bord de Pateras pourries au risque de trouver la mort et les kamikazes qui pensent « sacrifier » leur vie pour « satisfaire Dieu » en s’attaquant à des cibles politiques. Dans les deux cas, le désespoir constitue un dénominateur commun.

Comment expliquez-vous que les jeunes terroristes aient-pu être « formatés » en un an à des opérations suicidaires de ce type ?

L’impunité observée à l’encontre des missionnaires wahhabites a permis de répandre la doctrine du Takfir, véhiculée par les cassettes, les CD et la littérature salafiste. Et quand cette tendance s’est solennellement exprimée en septembre 2001 pour justifier les attentats de New York et de Washington et condamner la solidarité manifestée par le royaume à l’égard des victimes, ses porte-parole n’ont pas été vraiment inquiétés. Ce qui leur a permis de penser qu’ils bénéficiaient de l’impunité en faisant l’apologie du Takfir et en propageant la haine des impies « juifs et Croisés ».

Je pense que ces jeunes ont été embrigadés, endoctrinés et transformés en « automates » au service de Dieu par l’idéologie wahhabite et ses multiples relais. Ils ont en commun la doctrine du Takfir qui leur permet d’attaquer non seulement les « impies » mais aussi les gouvernements islamiques accusés d’« apostasie et de déviance ». Le passage dans les camps d’Afghanistan semble être un dénominateur commun pour les « émirs ».

Le modus operandi de ces actions porterait a priori la signature d’Al-Qaïda, sachant toutefois qu’elles n’ont pas été à ce jour revendiquées. S’agit-il d’une action « franchisée » marquant une évolution du « jihad islamiste » à l’international ?

C’est vrai que le modus operandi s’apparente à celui d’Al Qaïda. A Casablanca comme à Riyad, les commanditaires ont sacrifié des hommes au lieu de sacrifier des colis ou des voitures piégées dans des opérations simultanées, pour signifier, sans doute, qu’ils disposent d’un inépuisable réservoir humain près à l’emploi. Ce qui les rapproche aussi d’Al Qaïda c’est qu’ils partagent le Takfir, la fraternité des armes et souvent l’entraînement reçu en Afghanistan, pour leurs chefs. Je pense qu’à l’heure actuelle, Al Qaïda n’a plus une hiérarchie très structurée. Ses dirigeants, qui se cachent quelque part dans les montagnes afghanes, lancent des messages, une sorte de directives dont s’inspirent les cellules opérationnelles dévouées pour déclencher des opérations. Ils transmettent leurs instructions par Internet, par les médias ou par de discrets messagers. Chaque filiale décode les messages pour passer à l’action au moment qui lui paraît opportun.

Peut-on parler de crise d’autorité favorisant l’individualisation radicale du discours religieux au Maroc ?

Dans la mesure où aucune autorité religieuse marocaine, n’a osé ou voulu prendre de façon solennelle le contre-pied des doctrines du Takfir ni de l’idéologie wahhabite, la jeunesse a puisé ses repères au-delà des frontières. Le wahhabisme et les formations qui s’en inspirent « délocalisent » l’appartenance nationale en décrétant que la nationalité du musulman est sa doctrine. Et de ce fait, les recrues deviennent des instruments d’acteurs transnationaux. Le charisme exercé par Bin Laden et le financement souvent généreux des wahhabites ont capté une jeunesse désespérée et avide d’un absolu promis par l’islamisme. Cette évolution ne doit surprendre personne dans l’administration du Royaume puisqu’elle a été observée, voire dénoncée par certains esprits critiques et chercheurs marocains. Les missionnaires wahhabites ont longtemps œuvré avec la complicité des ministères des Habous et de l’Intérieur. Ce dernier se servait des wahhabites pour faire barrage à la montée de la gauche tout au long de la guerre froide.

Quelles conséquences pourrait avoir cet événement sur le champ politique marocain à la veille des élections municipales pour lesquelles le PJD (Parti pour la Justice et le Développement- islamistes dits modérés- 42 sièges au Parlement) était parti favori ?

Tout dépend du traitement politique et médiatique qui sera réservé à cette affaire, d’ici les élections. Aussi, s’il était prouvé que le PJD a préparé les esprits et mobilisé les jeunes - sans leur ordonner de passer à l’action -, je pense que les Marocains lui en tiendront rigueur. Car ils doivent redouter que leur pays ne devienne une deuxième Algérie, avec la perte du tourisme qui constitue l’une des trois principales ressources en devises du pays. Et redouter aussi la fuite des investisseurs étrangers, déjà peu nombreux. Dans cette perspective, l’opinion publique pourrait divorcer avec les partis islamistes. En revanche, si l’on découvre que les kamikazes du 16 mai étaient des marginaux qui n’ont subi aucune influence de l’islamisme marocain, ce dernier pourrait continuer son ascension et présenter à terme une alternance aux partis de gouvernement qui se succèdent depuis le milieu des années 90, tout en appartenant à la même écurie du Makhzen. D’ailleurs, le procès de la cellule islamiste découverte au printemps dernier n’a pas nui à la percée du PJD aux législatives puisqu’il a enregistré un score très honorable, bien qu’il n’ait présenté qu’un nombre restreint de candidats.

Les attentats du 16/5 à Casablanca ont sonné le glas du mythe de l’exceptionnel maillage sécuritaire du Royaume. Peut-on parler de la faillite du « renseignement » marocain que nombres d’observateurs qualifient d’usine à gaz ?


Au Maroc comme ailleurs, il y a souvent une compétition, voire même une rivalité entre les différents services de sécurité. Il est vrai que les attentats du 16 mai ont surpris les Marocains, au même titre que les attentats du 11 septembre avaient surpris non seulement les Américains mais le monde entier.

Dans un message diffusé par la chaîne Al Jazeera, Ben Laden avait cité le Maroc comme pays affidé aux Etats-Unis. Le « Washington Post » avait dans la foulée révélée que les services marocains assuraient une sous-traitance active à la CIA, notamment dans le cadre des interrogatoires menés à Guantanamo. Cette attitude des services marocains a-t-elle favorisé le ciblage du Maroc ?


Il est vrai qu’en février dernier, Bin Laden a classé le Maroc parmi les Etats du Koufr dont il convenait d’abattre les dirigeants et de renverser le régime. Cette attitude pourrait être justifiée à ses yeux par la collaboration présumée entre la CIA et les services secrets marocains, révélée par le « Washington Post » et par le procès qui a condamné trois ressortissants saoudiens. Mais cela s’appuie aussi sur une analyse de Bin Laden selon laquelle le Maroc est un fruit mûr susceptible de tomber à la première secousse. Cette analyse se révèle erronée surtout si les Marocains apportaient une réponse politique et idéologique et ne se satisfaisaient pas d’une réplique répressive et policière aux attentats du 16 mai.

A cet effet, les dirigeants spirituels marocains ont une tache importante, celle de montrer à leurs citoyens que l’idéologie du Takfir importée dans leur pays n’a rien à voir avec leur tradition d’ouverture et de tolérance et qu’elle n’aura pour conséquences que de faire couler le sang et d’appauvrir leur pays.

Les services marocains se targuent d’avoir déjoué une attaque terroriste contre la flotte américaine croisant au large de Gibraltar. La justice marocaine a prononcé une peine de dix ans de réclusion pour les trois commanditaires saoudiens et n’a pas retenu l’accusation de terrorisme. Qu’en pensez-vous ?

Le procès des Saoudiens et de leurs complices reste un mystère. Ou bien l’accusation était fondée sur des faits avérés et alors les peines apparaissent dès lors trop légères. Ou bien c’était un montage pour anticiper une action terroriste ou pour discréditer une mouvance politique et alors on aura « gonflé » la présentation de cette affaire pour simplement alerter l’opinion publique et en tirer des bénéfices ponctuels. Le mystère pour moi reste entier.

Une loi anti-terroriste a été adoptée par le Parlement après d’âpres discussions et une résistance des ONG locales la qualifiant de liberticide. Pensez-vous qu’une telle loi inspirée du « Patriot Act » américain est de nature à contrecarrer d’éventuelles actions terroristes ?


Les lois ne suffisent pas, à elles seules, pour supprimer le terrorisme. Pour éviter que cela ne recommence, il faut dénoncer la doctrine, le terreau et les sources d’inspiration du terrorisme et montrer un autre visage de l’Islam que celui du wahhabisme intolérant, du salafisme et du Takfir. Sans oublier de procurer à des millions de Marocains qui vivent en dessous du seuil de pauvreté une éducation qui leur permettra d’avoir un emploi et un avenir dans leur pays au lieu de s’aventurer à bord de Patéras, dans les conditions les plus dangereuses, à joindre le continent européen pour retrouver l’espoir. Le système éducatif marocain produit des milliers de « docteurs ès chômage ». Il faut que cela change. Le nombre de morts par noyades sur les côtes espagnoles ne peut laisser indifférent les dirigeants du Royaume.

Peut-on comparer le Maroc d’aujourd’hui à l’Algérie des années 88-92 ?


La comparaison entre le Maroc d’aujourd’hui et l’Algérie d’il y a 15 ans n’est pas raisonnable. Car l’Algérie de 1988 avait un parti unique en faillite. Et à l’issue des émeutes d’octobre, le régime a crée des micro-partis de façade qui n’ont pas pris racine dans la société. Alors que face au FLN, le « parti des Mosquées » avait conquis les esprits et représenté une alternance crédible. Les Algériens qui avaient voté pour le FIS, n’étaient pas tous islamistes mais voulaient rompre avec le FLN qui les abreuvait de mots en exploitant le sang des martyrs de la guerre de libération. Aujourd’hui, le Maroc connaît le multipartisme. La société civile y bénéficie d’une presse diversifiée. La décennie noire qu’a connue l’Algérie pèse sans doute sur l’inconscient des Marocains et les décourage de rééditer l’expérience algérienne chez eux. En outre, la légitimité de la monarchie marocaine, ancrée dans l’histoire de ce pays, est infiniment plus solide que celle du FLN agonisant à la fin des années 80. Autre facteur de taille : la sensibilisation des puissances internationales au terrorisme islamiste. Washington ne voyait pas d’un mauvais oeil l’islamisme, il y a dix ans, alors que depuis le 11 septembre, elle lui déclare une guerre totale.

La réaction du pouvoir va dans le sens du tout sécuritaire. Le Maroc en a-t-il les moyens ? Est-ce selon vous, à l’avantage de la monarchie ?


La réponse sécuritaire est indispensable mais reste surtout très insuffisante. Un régime qui ne souffre pas d’un manque de légitimité doit pouvoir apporter aux attentats du 16 mai une réponse essentiellement idéologique pour démontrer aux Marocains, que leur islam n’est pas celui des wahhabites, des salafistes et des takfiristes, mais que l’islam, dans sa version marocaine, est ouvert, moderne et tolérant. Et qui compte participer au développement du pays en prenant part à la mondialisation sans perdre son âme ni sa spécificité.

L’ambition du Maroc d’attirer dix millions de touristes en 2010 exige une réelle ouverture sur le monde. Les touristes n’apprécient pas les kamikazes et la violence. Si le Maroc était définitivement conquis par la doctrine wahhabite, il fera ses adieux aux touristes. Ces derniers entendent, pour leurs vacances, pouvoir mener une vie de détente, s’habiller comme ils l’entendent, boire un verre d’alcool, visiter en toute sérénité les sites de ce pays si riches en archéologie et en paysages exceptionnels.

La presse indépendante a été accusée d’avoir favorisé la diffusion des thèses islamistes radicales. Pensez-vous qu’il s’agit d’un signe concret du repli sécuritaire du régime ? Le Maroc a-t-il raté sa transition démocratique ?

Les thèses islamistes sont véhiculées par les cassettes, les CD et les livres qui diffusent le Takfir. Les librairies spécialisées les vendent à des tarifs défiant toute concurrence. Certaines mosquées les distribuent gracieusement. En revanche, la presse indépendante contribue à la formation de l’opinion publique et au respect de la pluralité des opinions. Elle va permettre à la société de prendre position contre l’enfermement doctrinal et les appels au djihad et au Takfir. Il n’y a pas de démocratie sans presse indépendante. Et il ne faut pas que les régimes arabes se plaignent de l’embryon de presse indépendante -quand elle existe - en lui attribuant tous leurs maux. Puisqu’ils ont peur que cette presse ne dénonce leurs dérives, la corruption et le maintien d’un Etat de non-droit.

Pourquoi selon vous, le régime n’a-t-il pas pu digérer la percée de l’islamisme et donc pacifier institutionnellement la société marocaine ?

Je pense que la percée de l’islamisme s’explique aussi par les défaillances des autres partis qui s’accommodent du Makhzen et plient devant le Palais. Or, le nombre de Marocains qui sont laissés au bord de la route est très impressionnant. Les manquements des gouvernements successifs laissent penser que les islamistes au Maroc pourraient apporter des solutions aux problèmes que le régime actuel a été incapable de résoudre. Les Marocains sont attirés par ceux qu’ils n’ont pas encore testés et qui leur promettent des jours meilleurs.

Pour répondre à ce défi-là, il convient de donner des preuves par les actes et de ne pas se satisfaire de paroles qu’on oublie aussitôt après les avoir prononcées. Les Marocains sont avides de résultats concrets et rêvent d’un avenir meilleur. Faute de véritables réformes en profondeur, les changements pourraient alors intervenir de façon brutale, voire révolutionnaire. Et le discours islamiste peut paraître attrayant, bien qu’il ne comporte que des slogans.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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