28/05/2003 Texte

pays

<< RETOUR

Réflexions sur le «chaudron saoudien»

Antoine Basbous : «Les métastases de la tumeur wahhabite»

Le Figaro : Les États-Unis ont fermé la semaine dernière, et durant quatre jours, leurs missions diplomatiques en Arabie saoudite par crainte d'attentats «imminents». Le divorce est-il vraiment consommé entre les deux pays ?

Antoine Basbous : L'idée du divorce a germé au lendemain du 11 septembre 2001. Les États-Unis ont décidé de changer de politique à l'égard de l'Arabie. Après avoir examiné les racines du mal qui les a frappés, ils ont compris que la responsabilité en incombait aux tenants d'une doctrine propagée et exportée par les Saoudiens, leurs alliés depuis 1945 et tout au long de la guerre froide. Et ce, à travers les wahhabites qui forment, avec les Saoud, l'une des deux dynasties fondatrices de l'Arabie et l'un de ses deux piliers. Le wahhabisme étant la religion d'État de ce pays.

Quelles sont, d'après vous, les conséquences immédiates de l'intervention américaine en Irak ?

C'est dans la perspective du divorce qu'il convient d'interpréter l'invasion américaine de l'Irak. Outre la destruction d'un régime honni, elle permet de mettre en valeur les deuxièmes réserves mondiales de pétrole pour les substituer, à terme, aux premières réserves saoudiennes afin de se libérer de la contrainte énergétique de l'Arabie. La campagne d'Irak, prélude au désengagement en Arabie, s'inscrit dans la logique de la riposte américaine au 11 septembre, au même titre que la guerre en Afghanistan et la tentative de démantèlement des réseaux Ben Laden. Certes, l'Amérique ne peut divorcer du jour au lendemain avec une Arabie qui fournit entre 8 et 10 millions de barils jour au marché international, sans exploiter le potentiel irakien.

Quelle méthode suivre pour détruire les racines d'un mal qui puise ses hommes et ses moyens financiers au coeur même de l'Arabie ?

Les Saoud gardent une chance pour, à la fois, échapper au divorce avec Washington et sauver leur trône. A condition de réprimer les wahhabites authentiques, comme l'avait fait leur père en 1929 en écrasant les ikhwanes. Après les attentats du 12 mai, à Riad, le prince héritier a annoncé des mesures radicales contre la mouvance de Ben Laden et «ceux qui la soutiennent et justifient son terrorisme». Désormais, il ne s'agit plus d'une réponse exclusivement policière, mais surtout, et c'est une première, d'une dénonciation politique et idéologique de la doctrine qui appelle à la haine et instrumentalise l'islam. Pour la première fois, les Saoud ne se défaussent pas sur les «mafias de la drogue ou de l'alcool occidentales», comme ils l'avaient fait pour justifier les précédentes attaques contre des Occidentaux, mais ils reconnaissent que le mal vient de chez eux, de leur société et promettent d'apporter une réponse idéologique appropriée. Et pour la première fois aussi, Washington devient très regardant sur les programmes scolaires des États étrangers pour ce qu'ils peuvent véhiculer comme haine «sacrée», tels les wahhabites d'Arabie. Il serait préférable que ce soit les musulmans eux-mêmes qui corrigent la doctrine belliqueuse des wahhabites. Or, ces derniers sont scindés en deux parties : les oulémas du palais, prêts à tout pour sauvegarder leurs privilèges, et les oulémas authentiques, majoritaires, qui soutiennent Ben Laden. Leurs enseignements ont court depuis neuf générations, soit plus de cinquante ans avant la Révolution française. Aujourd'hui, il y a donc confrontation. Le peuple saoudien devra opter pour l'une ou l'autre de ces tendances. C'est tout l'enjeu de l'après-12 mai.

Ne peut-on pas craindre qu'il ne soit déjà trop tard ?

Certes, il y a eu d'ores et déjà métastases de la tumeur wahhabite. Cette idéologie a été largement propagée, notamment depuis le choc pétrolier de 1973 qui a fait de l'Arabie une grande puissance financière. L'argent a été partagé entre le palais des Saoud et le temple des wahhabites. Ces derniers s'en sont servis pour accélérer l'exportation de leur doctrine dans les pays islamiques et auprès des communautés installées en Occident. Les Saoudiens reconnaissent aujourd'hui que 90% des mosquées ont été construites en Occident par un financement saoudien. Tant que l'épicentre de cette secte basée en Arabie ne sera pas réduit, tant que ses dirigeants pourront disposer d'autant de richesses, elle continuera à se répandre, à exporter ses filiales à l'étranger et à recruter pour le djihad international. C'est pourquoi, il faut tout d'abord s'attaquer au coeur de la doctrine qui considère que tout Musulman n'acceptant pas sa vision haineuse des «impies» (athées, chiites, chrétiens et juifs) est un apostat, en s'appuyant sur les versets du Coran qui prônent l'amitié entre les peuples.

La proximité de fait des Saoud et des wahhabites n'interdit-elle pas de s'engager dans cette lutte ?

Si les Saoud ne comprennent pas le message, ils risquent de ne plus pouvoir encaisser longtemps les recettes du pétrole et de perdre le pouvoir. En Arabie, il y a en effet une forte minorité chiite, dont les membres sont traités comme des citoyens de seconde zone. Elle est privée de ses droits élémentaires. Mais depuis la libération de l'Irak, elle a présenté une importante liste de revendications, telle l'égalité devant la loi et la fonction publique, la libre pratique de ses traditions religieuses et la construction de hussaïnias (mosquées). Ou bien les Saoud leur accordent l'égalité et ils se heurteront aux wahhabites, car ces derniers considèrent les chiites comme des apostats, ou bien ils le refusent, et les revendications se poursuivront. Les chiites pourraient connaître alors le sort des Kurdes d'Irak : une protection qui leur garantira une forme «d'autonomie». Et ce faisant, ils pourraient encaisser les recettes du pétrole puisque les principaux gisements sont situés dans leur région du Hassa.

Etes-vous optimiste ?

Si les Saoud ne comprennent pas l'urgence de désamorcer la doctrine wahhabite, d'arrêter son financement et son exportation, l'Arabie ne sera plus la même demain. Les Saoud pourraient être privés des recettes des hydrocarbures voire même du contrôle du Hedjaz qui abrite les villes saintes de La Mecque et de Médine. Car les Américains sont déterminés à «faire payer la note» du 11 septembre et à affaiblir cette secte belliqueuse, responsable des attentats sanglants qui ont précédé et suivi ceux de New York et de Washington. Il ne s'agit pas de quelques criminels qu'il va falloir arrêter mais d'une idéologie «divine» dont les adeptes sont prêts à mourir pour satisfaire Dieu. Réduire le fondamentalisme à un problème économique est une erreur. Les responsables des attentats du 11 septembre étaient tous des fils de la haute bourgeoisie et avaient un plan de carrière enviable. Cette mouvance inscrit donc son combat dans la durée et mène une guerre d'usure planétaire contre les impies. La solution de ce problème doit s'inscrire, dans l'hypothèse la plus optimiste, dans une perspective de dix ans.

Comment évaluez-vous les risques d'attaques terroristes en France ?

Dans le dernier message d'Ayman al-Zawahiri (NDLR : le numéro deux présumé d'al-Qaida), la France n'est pas citée, alors qu'en revanche il l'avait menacée en octobre dernier, à l'occasion de l'attaque contre le pétrolier Limburg; et qu'en mai 2002, onze ingénieurs français de la DCN avaient été assassinés à Karachi. Aujourd'hui, la dynamique terroriste se concentre essentiellement dans les pays arabes et islamiques. Car elle sévit sur son terreau et dans son berceau. Sans doute, à cause d'une plus grande vigilance en Occident et parce qu'il faut beaucoup de temps pour préparer des attentats spectaculaires outre-mer. Ce que l'on peut redouter, c'est que cette idéologie soit exportée grâce à ses relais qui se trouvent en Occident. Toutefois, le fait que les États arabes subissent désormais la terreur islamiste légitime la répression de cette mouvance, sans se heurter aux opinions publiques qui avaient tiré une grande fierté des attentats du 11 septembre. Ben Laden a estimé, sans doute à tort, que certains régimes arabes vont tomber tel un fruit mûr, à la première secousse. Les attentats aveugles de Riad et de Casablanca, dont la majorité des victimes était des musulmans, peuvent provoquer le divorce entre l'opinion publique et les islamistes. Et ce, en dépit des grandes défaillances des régimes visés qui ont tout intérêt à se réformer au plus vite.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |