11/11/2003 Texte

pays

<< RETOUR

Hautes turbulences en Arabie

Par Antoine Basbous, Directeur de l'Observatoire des Pays Arabe et auteur de "l'Arabie Saoudite en question"

Le sanglant attentat du samedi 8 novembre le démontre une nouvelle fois : après des décennies de stagnation politique, l'Arabie saoudite s'emballe, en cette année 2003, sous l'effet conjugué de pressions provenant aussi bien des libéraux saoudiens, des djihadistes de Ben Laden que des Etats-Unis. Le royaume saoudo-wahhabite est resté à l'abri des changements politiques majeurs depuis des décennies, tandis que, sur le plan économique, il a connu un véritable bond en avant. Mais depuis les attentats de Riyad de mai 2003, les affrontements entre les forces de l'ordre et les islamistes sont quasi quotidiens. Ils ont fait de nombreux morts dans les deux camps.

En effet, l'Arabie est entrée progressivement dans une zone de fortes turbulences, à hauts risques. L'assise du régime semble se gangrener de façon irrésistible. Tout d'abord, le pays est miné par une crise de succession larvée. Le roi Fahd est dans une constante absence intellectuelle depuis 1996. Les rivalités au sein de la famille royale empêchent de céder officiellement le pouvoir au prince héritier Abdallah qui l'exerce, bon an mal an, depuis huit ans.

Victime de son vieillissement, la direction saoudienne n'en a pas fini de régler les affaires de succession : si la tradition n'évolue pas, le pouvoir échoira systématiquement à des héritiers de plus en plus vieux (les principaux princes ont plus de 75 ans), puisque le trône est censé revenir au plus âgé des fils du roi fondateur, Abdelaziz, décédé en 1953. D'où la suggestion, fort peu diplomatique, de l'ambassadeur américain à Riyad de clarifier la situation : introniser le prince héritier pour lui permettre d'impulser les réformes, et désigner comme successeur un petit-fils du roi Abdelaziz pour injecter du sang neuf dans les rouages du royaume. La réaction des princes lésés à ces prises de position ne s'est pas fait attendre : l'ambassadeur américain a dû simplement rentrer à Washington.

De surcroît, l'année 2003 aura battu les records d'accélération de la vie politique du royaume. Elle a débuté avec un manifeste signé par plus de 100 intellectuels (des libéraux en majorité mais aussi quelques islamistes) mobilisés pour réclamer la tenue d'élections, une monarchie constitutionnelle, un Etat de droit, une justice indépendante, un développement économique... Il y a à peine dix ans, de telles revendications avaient conduit une partie de leurs signataires tout droit en prison. Cette fois-ci, le prince héritier a aussitôt invité les pétitionnaires à discuter avec lui : tout en reconnaissant le besoin de changement, il ne s'est pourtant pas prononcé sur le délai nécessaire pour le mettre en route.

Au lendemain de la chute de Bagdad, la communauté chiite d'Arabie a relevé la tête et présenté une liste de revendications en faveur de réformes politiques radicales, notamment l'obtention de l'égalité avec les sunnites. Force est de reconnaître qu'en d'autres temps ils auraient risqué la répression et la prison. Au contraire, ils ont été invités à s'entretenir avec les oulémas du régime, à Riyad, lesquels se sont montrés ouverts aux revendications chiites afin d'éviter la fitna (la guerre civile).

En revanche, les wahhabites authentiques leur reprochent d'avoir saisi l'opportunité de la campagne américaine en Irak pour formuler des revendications inacceptables. Ils dénoncent surtout le fait que leurs frères irakiens "collaborent" avec l'occupant américain et les invitent à imiter le Hezbollah, qui avait réussi à pulvériser le QG américain de Beyrouth en 1983, précipitant ainsi une retraite humiliante des marines du Liban.

En septembre dernier, plus de 400 intellectuels, dont plusieurs dizaines de femmes, ont signé un nouveau manifeste qui, dans la lignée de celui de janvier, réclame des réformes et un Etat de droit. Début octobre, Riyad aura connu une percée symbolique mais qui reste à concrétiser. La monarchie a annoncé l'organisation d'élections municipales en 2004, qui concerneront 50 % des conseils municipaux. Cette annonce avait déjà été faite par feu le roi Fayçal en 1969. Elle était restée sans lendemain. Or le roi avait dissous les conseils élus dans le Hedjaz à l'époque des Ottomans et qui avaient été prolongés artificiellement depuis l'annexion de cette province par Riyad, en 1924.

Autre grande première pour l'Arabie : la tenue en octobre de manifestations de rue, à deux reprises dans une dizaine de villes, malgré les interdits du gouvernement et des oulémas, pour lesquels toute manifestation de rue est synonyme de fitna.

L'Arabie aura connu, en 2003, un autre événement majeur : les wahhabites authentiques, fidèles à Ben Laden, ont commis, le 12 mai, des attentats-suicides à Riyad qui ont fait plus de 35 morts. Ce jour-là, la monarchie a décidé de ne plus tergiverser et de réprimer cette mouvance wahhabite. Le prince héritier a solennellement déclaré la guerre à tous ceux qui cherchent à déstabiliser la monarchie, ou qui les soutiennent ou justifient leurs actions. Le résultat de cette nouvelle orientation est éloquent : plus de 30 tonnes d'explosifs, des centaines d'armes automatiques, des détonateurs et des émetteurs sophistiqués ont été saisis. Plus de 500 personnes ont été arrêtées. La traque de la police saoudienne continue, poussant parfois les islamistes à franchir la frontière nord pour se réfugier en Irak. La présence des tribus de Ounaïza et de Chammar, de part et d'autre de la frontière saoudo-irakienne, facilite l'infiltration de ces candidats au "djihad universel"contre les armées "impies" de la coalition.

L'autorisation accordée au FBI de venir enquêter au côté de ses homologues saoudiens après les attentats du 12 mai, comme l'ouverture des livres de comptes des banques saoudiennes, afin de faire la lumière sur les circuits des transferts d'argent effectués en direction des mouvements islamistes, notamment à l'étranger, attestent bien d'une dynamique de rupture avec le passé. En outre, sous la pression de Washington, l'Arabie a dû révoquer ou recycler plus de 1 700 imams en raison de leurs prêches incendiaires, non conformes aux nouvelles directives du gouvernement.

Sous l'effet de pressions contradictoires, l'Arabie est littéralement prise entre le marteau et l'enclume. D'un côté, elle doit satisfaire aux exigences des Etats-Unis en démontrant sa bonne volonté à désamorcer la doctrine wahhabite, pour enrayer la formation et l'exportation des kamikazes, et à assécher le financement de l'islamisme international, en engageant des réformes. De l'autre, elle est bousculée par les wahhabites authentiques dévoués à Ben Laden. Ces derniers font désormais parler la poudre contre un régime qui a "renié sa foi" et "perdu sa légitimité" pour sa collaboration avec les Etats-Unis dans la lutte contre l'armée de Saddam au Koweït, dès 1990, et pour son soutien à l'interminable embargo contre les Irakiens.

Le stationnement de l'armée américaine en Arabie - en violation d'un testament du prophète - et la participation de Riyad à la guerre contre des Etats islamiques (Afghanistan, Irak) n'ont fait que renforcer leur ressentiment à l'égard du régime. De surcroît, les hommes de Ben Laden considèrent les "oulémas du palais" comme de sorte de mercenaires enturbannés qui trahissent la doctrine wahhabite.

Enfin, Riyad doit prendre acte des revendications qui traversent la société : celles des libéraux qui plaident pour une monarchie constitutionnelle, et celles de la minorité chiite (qui vit dans les zones pétrolifères) et des femmes (encore réduites à un statut de mineures à vie).

Habitués à "acheter" la paix intérieure, régionale et internationale à coups de pétrodollars, les Saoud peinent aujourd'hui à trouver une réponse adéquate à ces revendications multiples et antagonistes. Peu enclins à gérer avec souplesse les contradictions d'un pays à la fois technologiquement moderne et socialement arriéré, ils risquent de ne pas sortir indemnes face à cette montée des défis et des tensions. L'heure de vérité va bientôt sonner, au moment où la dynastie - bien que déterminée sur les objectifs à atteindre - reste divisée sur la méthode à suivre. Tiraillée, la société désire des changements, mais attend surtout l'issue de la bataille de Bagdad et des affrontements de Riyad pour oser se déterminer publiquement.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |