18/11/2003 Texte

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« L'Arabie Saoudite est entrée dans une guerre d'usure»

N'est-il pas surprenant que l'Arabie Saoudite puisse être touchée par deux attentats terroristes à quelques mois d'intervalles et qui, plus est, revendiqués par Al Qaîda ?

Ces attentats étaient tout à fait prévisibles. Le mouvement wahhabite a connu une fracture en 1990, avec l'autorisation accordée par le régime saoudo-wahhabite aux Américains de stationner en Arabie Saoudite, en contradiction avec un testament attribué au Prophète ordonnant l'expulsion des impies chrétiens et juifs de la Péninsule. Cette autorisation avait été validée par feu Ibn Baz, le chef de l'institution religieuse. Les wahhabites authentiques, qui étaient insensibles aux arguments politiques de la monarchie, avaient suivi une ligne de wahhabisme pur et dur, en refusant que l'Arabie Saoudite puisse s'allier à des puissances impies pour combattre un Etat islamique, même si cet Etat islamique avait envahi un autre Etat islamique. Face à Ibn Baz, des oulémas renommés considéraient que l'Arabie Saoudite avait failli et qu'il fallait la châtier. Dans les années 1990, plusieurs oulémas wahhabites authentiques ont été emprisonnés, tandis que tous les moudjahidine saoudiens qui revenaient d'Afghanistan, ont été réprimés. Forts de leur succès stratégique remporté contre l'Armée rouge en Afghanistan, ces moudjahidine étaient animés par la volonté d'appliquer la charia dans les pays islamiques. Ils considéraient que, désormais, ils pouvaient se passer de l'autorisation de wali el amr (gouverneur) pour décréter le djihad. Ainsi, ils se sont émancipés de cette tutelle et ont installé leurs propres oulémas pour décréter les fatwas de takfir et de djihad.

Quel est le lien entre Ben Laden et Al Qaîda ?

Ben Laden est le porte-drapeau de cette mouvance wahhabite authentique qui a condamné l'alignement saoudien sur Washington. Pendant les années 1990, la volonté d'appliquer la charia s'est manifestée dans des pays tels que l'Algérie, l'Egypte, qui étaient jugés «mûrs pour l'expérience». Cette mouvance wahhabite était entraînée essentiellement par les moudjahidine arabes rentrés d'Afghanistan. Au cours de cette même décennie, il y a eu le premier attentat majeur en Arabie Saoudite, celui de Ryadh en 1995, puis celui de Khoubar en 1996. Depuis cette date, Al Qaîda a élargi son champ d'action pour frapper les intérêts américains dans la corne de l'Afrique, au Yémen, puis à New York. Cette logique s'est durcie à cause du soutien saoudien apporté d'abord à la guerre contre l'Afghanistan après le 11 septembre, puis à la campagne américaine contre l'Irak, même si ce soutien a été discret et honteux.

On aurait pensé qu'après le 11 septembre, Al Qaîda serait amoindrie.

Après le 11 septembre et surtout après décembre 2001 et la bataille de Tora Bora, il y a eu un éclatement d'Al Qaîda, sauf pour ce qui revient à une unité centrale qui planifie et coordonne les opérations dites «stratégiques», celles dont la préparation nécessite plusieurs années, à l'instar de celle du 11 septembre. Depuis, chaque «Qaîda nationale» s'inspire de l'idéologie connue et des messages qui lui sont régulièrement envoyés à travers les médias ou par le Net, et agit en conformité de ces instructions. Al Qaîda dispose d'un réservoir considérable de kamikazes prêts à mourir pour tuer massivement. On l'a vu à Baghdad, à Casablanca…

Vous pensez que les attentats en Arabie Saoudite vont continuer ?

Je le crains. Nous sommes aujourd'hui dans une guerre d'usure entre, d'une part, les Saoud et les wahhabites du palais et, d'autre part, les wahhabites authentiques, les takfiristes et les jihadistes. Un connaisseur, le journaliste Jamal Khajoukji, conseiller du prince Turki Ibn Fayçal, l'ambassadeur saoudien à Londres, comparait les méthodes de ces wahhabites à ce qu'a connu l'Algérie dans les années 1990. Si cette hypothèse se vérifie, on pourrait se retrouver à l'an 1 d'une guerre sans merci, sauf que l'armée saoudienne doit être considérée comme beaucoup plus vulnérable que ne l'était l'armée algérienne en 1992. Le contexte régional et la guerre en Irak peuvent alimenter un climat passionnel, et l'issue de la bataille de Baghdad influencera forcément le conflit à l'intérieur de l'Arabie Saoudite.

Il y a aussi le fait que la monarchie saoudienne ait commencé à engager des réformes ?

Les réformes dans les pays arabes, on en parle beaucoup, mais il faut des jumelles et surtout une grande dose de patience pour les attendre. Aucun régime en place n'est en mesure d'engager de véritables réformes sans s'exposer au risque d'être balayé par le pouvoir qui en serait issu. En Arabie, les revendications en faveur des réformes sont multiples, elles proviennent des milieux libéraux, des islamistes radicaux et de la classe commerçante. Mais les princes qui gouvernent sont trop âgés et ne disposent pas d'une légitimité suffisante en l'absence d'un roi ayant tous les pouvoirs pour engager ces réformes, sans être contestés au sein même de la famille royale.

Quelles seraient les répercussions de la déstabilisation de l'Arabie Saoudite sur les Etats voisins ?

Les Saoudiens commencent à douter, ils ne sont plus sûrs de l'identité de celui qui va l'emporter, ils ont les yeux rivés sur la bataille de Baghdad. Si Ben Laden gagne à Baghdad, il n'y a pas de raisons qu'il perde à Ryadh. De plus, la société saoudienne est traversée par un mouvement d'islamistes qui cherche la réconciliation entre les radicaux de Ben Laden et la famille royale. En fait, l'ambiguïté a duré pendant des semaines avant que le prince héritier ne dise officiellement que la réconciliation avec ceux qui ont du sang sur les mains est absolument inenvisageable. L'Arabie Saoudite «tourne» grâce à 7 millions d'expatriés. Pour ces derniers, la question de sécurité est primordiale. D'ailleurs, beaucoup d'entre eux ont renvoyé leur famille dans leur pays d'origine. De même, les investisseurs ne vont pas se précipiter dans un pays qui commence à donner des signes d'insécurité avérés. Sur le plan régional, la situation est préoccupante dans la mesure où il y a un autre foyer ardent, l'Irak. La déstabilisation de ce couple, détenteur du potentiel en hydrocarbures que l'on sait, devrait inquiéter, à terme, les pays qui comptent sur leurs gisements pour leur approvisionnement énergétique.

Est-ce qu'on peut dire que la monarchie récolte ce qu'elle a semé ?

La doctrine qui sévit contre le régime saoudien aujourd'hui est issue de l'Arabie Saoudite même. C'est une doctrine fondatrice de ce régime et qui est religion d'Etat depuis neuf générations. Les Saoudo-wahhabites avaient pesé sur tous les conflits qui impliquaient des musulmans. Ils ont exporté la doctrine, ils ont financé les combattants dans l'ensemble des pays arabes. Des Algériens déclaraient à la télévision, quand il y a eu l'amnistie en 1999 : «Nous avions reçu une fatwa de Bin Oussaymin pour monter au maquis, maintenant nous avons reçu une fatwa nous enjoignant de rendre les armes de ce même Ben Oussaymin» Il n'est un secret pour personne que la doctrine islamiste, exportée avec les pétrodollars de l'Arabie, a fait des ravages dans plusieurs pays arabes et islamiques, du Maroc à l'Egypte en passant par l'Algérie. Il est évident que les cadres qui ont combattu en Afghanistan se faisaient les porte-drapeaux de cette radicalité islamique, exportée par l'Arabie Saoudite.

Par Nadjia Bouzeghrane

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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