10/06/2004 Texte

pays

<< RETOUR

Le cauchemar de l'Arabie saoudite annonce celui de ses clients consommateurs de pétrole

L'Arabie est entrée dans l'œil du cyclone. Son rôle de premier exportateur mondial de pétrole est menacé. Les expatriés non musulmans parmi les sept millions de travailleurs émigrés qui font tourner son économie risquent leur vie. Faute d'une communauté de valeurs, ils vivent en autarcie et ne fréquentent pas les autochtones. Une partie cherche à quitter ce pays dont la population leur devient de plus en plus «étrangère». Les attentats de Yanbouh et d'Al-Khobar qui les ont visés, le mois dernier, en épargnant les installations, ont révélé la déconfiture du régime saoudien, de ses services de sécurité et le degré de paralysie de la dynastie face aux graves défis du moment. Les hommes de Bin Laden nous promettent les vidéos qui montrent l'assassinat des expatriés «mécréants» et attestent de la manière dont leurs corps ont été tirés à l'arrière des voitures dans les rues des deux complexes pétroliers. Ils voulaient terroriser cette communauté afin de la pousser à l'exode en vue d'honorer le testament du Prophète qui ordonnait «l'expulsion des impies, chrétiens et juifs de la péninsule».

Les Saoud minimisent l'ampleur de l'offensive terroriste en la comparant à celles de l'IRA, des Brigades rouges ou de la bande à Bader, en Europe. Ils promettent de la réduire dans un délai de dix à vingt ans. Les plus audacieux font le rapprochement avec celle qui a frappé l'Egypte, dans les années 90. Mais comparaison n'est pas raison. La société égyptienne, quoique pieuse, n'est pas imprégnée de wahhabisme intolérant depuis neuf générations, comme celle d'Arabie. Et les sociétés européennes ne partageaient pas les valeurs des groupuscules terroristes. Or, Bin Laden incarne l'idéologie wahhabite qui est la religion d'Etat en Arabie. Il représente le sentiment de l'écrasante majorité du peuple, encore passive. Mais jusqu'à quand celle-ci refusera de s'engager dans la lutte armée? Si la dynamique des attentats devait se poursuivre et si la mouvance de Bin Laden marquait des points, le risque est réel de voir une partie de la population courir au secours de la victoire promise et basculer dans le camp de la révolution islamiste, à la sauce taliban.

Les attaques en Arabie ont montré ce qu'on voudrait ignorer: 1. Le degré d'incompétence des forces de sécurité face aux hommes aguerris de Bin Laden; 2. L'apathie de la famille royale, composée de princes vieillissants, déconnectés des réalités et qui s'entre-déchirent en coulisse. Les trois plus hauts dirigeants du pays sont en perte de crédit: le roi est intellectuellement absent depuis huit ans; le prince héritier est à peine moins âgé que le roi; le ministre de la Défense a subi une lourde opération en avril. La famille royale semble avoir perdu toute prise sur les événements et n'ose pas affronter idéologiquement la pensée wahhabite dont le porte-parole le plus authentique est Bin Laden. L'hypothèse d'un réaménagement au sein de la monarchie est en débat. Cette génération des Saoud a enterré les revendications réformistes. Elle considère l'Arabie comme une «propriété privée». 3 Le degré de complicité entre les forces de l'ordre et les hommes de Bin Laden est très élevé. Une partie des soldats passe la matinée à la caserne, et rejoint la milice religieuse des Moutawaa, l'après-midi. Elle sert de relais à Al-Qaida. Et ce, malgré la récente prime de 25% sur les salaires des forces antiterroristes. Il s'est vérifié à Khobar que le régime a négocié avec les preneurs d'otages, les laissant «filer» sans réussir à les capturer plus loin. Blessé, un seul membre a été arrêté et serait mort. Les assaillants transmettaient en direct leurs «exploits» en communiquant avec un QG islamiste à Londres qui rapportait instantanément les minutes de la prise d'otages...

Les tourmentes à venir concernent non seulement l'Arabie mais aussi ses partenaires et clients. La panique s'empare déjà des expatriés, notamment occidentaux. Les Américains ont réitéré l'appel à leurs 30 000 ressortissants de quitter l'Arabie, malgré les interventions et les assurances de Riyad. Certains étrangers ont envoyé leur famille dans leur pays respectif ou dans les émirats voisins de Bahreïn ou des EAU. Beaucoup songent à quitter définitivement l'Arabie car ils ne trouvent ni compassion ni solidarité auprès des autochtones.

Pour le moment, les installations pétrolières «propriété du peuple» sont épargnées, contrairement à l'Irak où elles sont quotidiennement plastiquées. Elles sont laissées intactes pour servir les futurs maîtres du pays. Mais il n'est pas exclu de sous-traiter une mission aux Brigades d'Al-Haramaïn, qui constituent une branche collatérale d'Al-Qaida. Elles ont revendiqué l'attaque kamikaze contre le siège des forces spéciales à Riyad, en avril 2004, tuant «exclusivement des musulmans». Cet acte, peu apprécié par la population, a recueilli l'approbation a posteriori du commandant d'Al-Qaida dans la péninsule, Abdelaziz Al-Maghrèn.

La reprise et la multiplication des attaques feront forcément baisser le niveau de la production. L'Arabie se trouverait alors incapable d'assurer la sécurité des ressortissants étrangers et la continuité des approvisionnements. Les wahhabites passifs rejoindraient le wahhabisme actif de Bin Laden. C'est alors que les pires scénarios pourraient surgir :

1. L'effondrement pur et simple de la dynastie. La relève serait assurée par les wahhabites, avec la perspective de révoltes dans un Hedjaz récalcitrant aux wahhabites du Najd et dans le Hassa chiite;

2. L'appel des Saoud à l'aide internationale. Ce qui provoquera une bataille rangée entre les wahhabites et les soldats internationaux;

3. Une proclamation unilatérale d'une sécession chiite sur la côte est où se trouvent les principaux gisements, qui aura pour conséquence de provoquer une guerre civile;

4. Un débarquement américain pour contrôler le pétrole (pourtant Washington est à court de soldats disponibles) et qui aura pour conséquences de déclencher une confrontation générale autour des gisements de pétrole du Golfe, de l'Irak à l'Arabie.

Dans un récent DVD produit par Al-Sihab, Al-Qaida vient de menacer l'Arabie d'une série d'attentats, pour abattre le régime et expulser les «occupants croisés». Son contenu est clair: il justifie les attaques passées en s'appuyant sur une sélection de versets coraniques qui rendent «illégitime» le règne des Saoud, qualifiés «d'apostats et d'hérétiques». Il promet d'abattre leur régime pour que la loi de l'islam règne sur le pays du Prophète. Le vice-roi et prince héritier Abdallah et le ministre de l'Intérieur Nayef y sont nommément cités comme étant la future cible des hommes de Bin Laden. Depuis, le chef d'Al-Qaida dans la péninsule a réitéré ces menaces, promettant une «année sanglante» en Arabie.

Les perspectives sont sombres et les capacités du régime saoudien à réduire le wahhabisme authentique sont quasi nulles. Et comme, en plus, l'Irak est dans une situation très instable, la relève pétrolière ne peut être assurée par aucun autre pays au cas où le rythme des exportations saoudiennes devait baisser.

Les gouvernements occidentaux devraient préparer leurs armées à la perspective de devoir les envoyer dans le Golfe pour assurer la continuité de leur approvisionnement en pétrole. Eu égard à la configuration actuelle des armées occidentales, qui manquent terriblement d'hommes alors qu'elles sont bien dotées en technologies, il n'est pas exclu que des armées asiatiques soient invitées à se déployer dans la zone. Les acheteurs de brut saoudien devraient alors s'impliquer directement dans son extraction et sa sécurisation. L'heure est venue pour que les pays développés engagent sans tarder des programmes de recherche sur les énergies susceptibles de se substituer au pétrole du Moyen-Orient. Cette région renferme les deux tiers des réserves mondiales mais se situe dans l'épicentre de l'arc de crise majeure qui s'étend de Kaboul à Casablanca.

© Le Temps, 2004. Droits de reproduction et de diffusion réservés

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |