17/06/2004 Texte

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Rien ne va plus au royaume des Séoud

Terrorisme Les jours de la monarchie sont-ils comptés ? Michel Audétat et Agathe Duparc se demandent si elle résistera aux pressions conjuguées des Etats-Unis et des djihadistes

En Arabie séoudite, 2004 devrait être «une année sanglante». C'est du moins ce que promet Abdoulaziz al Moukrine, dirigeant de la brigade Al-Haramaïn, liée à Al-Qaïda. Il l'affirme dans un DVD qui circule discrètement à travers le royaume et l'actualité récente lui donne raison. Le 30 mai, une prise d'otages à Al-Khobar, au coeur de l'industrie pétrolière séoudienne, fait 22 morts dont 19 étrangers. Le 6 juin, à Riyad, un cameraman de la BBC est tué et le journaliste qui l'accompagne est blessé par balles. Samedi dernier, un Américain est abattu dans le garage de son domicile. Le lendemain, un cadavre est retrouvé près du siège de la garde nationale: vraisemblablement celui d'un Américain disparu qui travaillait comme expert des héli-coptères Apache. Parmi les 30 000 expatriés américains, on boucle ses valises. Désormais, l'Arabie séoudite sent le roussi.

Où va donc le royaume? Fondé sur une double alliance, avec le clergé wahhabite à l'intérieur et avec les Etats-Unis à l'extérieur, le régime des Séoud se retrouve tiraillé entre des exigences de plus en plus contradictoires. D'un côté, il s'agit de ménager les religieux, propagateurs d'un islam obscurantiste, qui verrouillent la société séoudienne, relèguent les femmes aux marges de l'humanité et ne voient pas forcément d'un mauvais oeil les attentats dirigés contre les impies venus de l'étranger: un testament attribué au Prophète ne recommande-t-il pas de les bouter hors de la péninsule ?

Mais, d'un autre côté, il faut satisfaire aussi l'allié américain qui martèle son souci de voir l'Arabie séoudite s'engager avec un peu plus de conviction dans la lutte antiterroriste. La tension croît, encore alimentée par un fort chômage (13% selon les chiffres officiels, beaucoup plus en réalité) et un avenir que l'explosion démographique assombrit sérieusement: la population est passée de cinq à six millions de Séoudiens vers 1970 à dix-huit millions en 2002, et les projections prévoient qu'ils seront près de quarante-six millions en 2030. L'Etat providence à la séoudienne a vécu. La monarchie avance maintenant sur une corde raide.

A géométrie variable

D'où la tentation du double jeu. Depuis le 11 Septembre, le régime séoudien essaie de faire bonne figure sur la scène internationale. Rupture avec les talibans d'Afghanistan. Présentation d'un plan de paix pour le règlement du conflit israélo-palestinien. Condamnations solennelles du terrorisme. Campagne de relations publiques pour ravaler la façade de la monarchie... On veut convaincre que les réformes sont en route.

En même temps, toute cette bonne volonté proclamée laisse sceptique. Retenons deux exemples récents. En mars dernier, douze libéraux sur lesquels s'appuyait pourtant le prince Abdallah ont été arrêtés pour avoir exprimé, dans des communiqués envoyés à la chaîne Al-Jazzira, leurs soucis concernant l'avenir de la monarchie, Plus récemment, le prince Abdallah a affirmé sans rire que la quasi-totalité des attentats commis dans le royaume seraient le fait des «sionistes»: une manière de signifier à ceux que tenterait l'extrémisme qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux les gages accordés aux Occidentaux. Sur les réformes comme sur le terrorisme, les discours et les pratiques sont à géométrie variable.

Chercheuse associée à l'Institut français des relations internationales (IFRI) et spécialiste des monarchies du Golfe, Fathia Dazi-Heni souligne les limites de ces réformes: «Depuis 1998, et plus encore depuis le 11 Septembre, la réforme menée par le prince Abdallah con- siste à s'appuyer sur une élite libérale, technocratique ou universitaire. Mais, parmi les jeunes en particulier, on doute de la sincérité des Al Séoud. On ne croit guère que les «réformettes» puissent mettre en cause les intérêts fondamentaux de cette caste privée». Cette jeunesse sans travail constituerait aujourd'hui «le plus grand défi de la monarchie séoudienne». A défaut de voir ses demandes satisfaites, le danger existe qu'elle se laisse entraîner par des radicaux prônant le djihad.

Changement de génération Est-ce à dire que la monarchie pourrait bientôt s'effondrer? Fathia Dazi-Heni n'y croit pas: «Avant tout parce que la famille royale continue d'exercer un contrôle extrême à tous les niveaux du pouvoir.» Dans le même sens, le scénario d'un lâchage américain ne la convainc pas non plus: «Les Etats-Unis sont pragmatiques. Après les attentats d'Al- Khobar, ils ont pu constater que les Séoudiens ont réussi à dédramatiser la situation et à enrayer la hausse du baril de pétrole en moins d'une semaine.»

Directeur de l'Observatoire des pays arabes, Antoine Basbous, estime qu'un changement à la tête du royaume est possible: «La pression des terroristes conjuguée à la pression des Américains pourraient pousser les Al Séoud à un changement de génération.» Le roi Fadh est réduit à une existence végétative; le prince héritier Abdallah est à peine moins âgé que lui; le prince Sultan, second dans la lignée du trône, est lui aussi un octogénaire... «Les fils d'Abdallah et de Sultan pourraient prendre la relève, poursuit Antoine Basbous. Ce sont des sexagénaires. Peut-être sauront-ils donner une colonne vertébrale à cette dynastie ramollie et incapable de comprendre la nécessité de se réformer en profondeur. C'est en tous cas le seul scénario optimiste pour redynamiser le camp de la monarchie.»

Mais Antoine Basbous n'exclut pas pour autant un effondrement de la maison Séoud: «Avec deux ou trois opérations comme celle d'Al-Khobar, avec des forces de l'ordre qui refuseraient de combattre leurs frères musulmans, il ne serait pas impossible que le pays se retourne.» A partir de là, on peut tout imaginer. Un appel lancé aux puissances occidentales pour qu'elles viennent protéger militairement le pétrole. Une sécession des provinces pétrolières de l'Est peuplées à 80% de chiites. Une instabilité croissante à côté de laquelle le chaos irakien passerait pour un aimable chahut... Antoine Basbous ne se berce pas d'illusions: «Quand on parle de l'Arabie séoudite, la ligne de partage passe désormais entre les ultra-pessimistes et les pessimistes modérés.»

Propos recueillis par MA

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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